"Contretemps Paradist", de François Rannou (lecture de Mazrim Ohrti)

Par Florence Trocmé

 La matière du langage est une substance réelle. Premières marques ici d’une poétique à propos d’un auteur qui pratique par ailleurs depuis plusieurs années ce qu’on peut qualifier de poésie d’exégèse, en un temps où la facilité et le prêt-à-penser ont bon teint ; un travail, au travers duquel le poème créant un espace critique confère une double vie aux contemporains de F. Rannou qui forcent son admiration ; soit pour hommage d’une belle générosité rendu à la poésie vivante. (Cf. biographie de l’auteur.)
Dans Contretemps Paradist, il s’agit d’une poésie au sens purement créatif qu’offre l’expérience renouvelable. Expérience d’écriture indissociable de l’expérience de vivre. En témoigne l’aspect global du texte qui rend compte aussi bien de la valeur du signe que la mise à nu du monde sensible grâce à celui-ci. Acte perpétuellement anachronique qui saisit le vif. Autrement dit, dans un contexte en pointillés avec ses temps forts et ses abandons qui tente de révéler l’origine de l’être disloqué sous le couvert d’un corps langagier soumis à tous les possibles – origine comme d’un paradigme perdu. Or, ce corps-là, opposé à l’être social, n’est certes pas, et pour cause, de ceux que la page physique effraie, ajoutant un peu plus à la tragédie du sens ; à ce manquement à être au miroir qui pour le moins se rit du sang et de la chair : « signature pour que/ rien ne dise que ce fut moi ».
Plusieurs pistes mènent (et démènent) le train de cette conscience, derrière une sensibilité aux abois, impossible de toute façon à canaliser ; en arythmie totale. Et comme si sa première représentation était aussi la dernière : « quelle promesse (…)/ quand tous/ les mots à v/ if rouleront/ dans la poussière… » Le livre commence d’ailleurs par un « adieu » ou plutôt par la promesse justement d’un équilibre précaire qu’induit la tentative d’un tel geste : « sur l’arête de l’adieu » (bis repetita placent). Mais l’adieu, c’est implicitement la douleur, le déchirement, l’achèvement inéluctable, ces grandes muses inspiratrices de la création. Autant dire ses modalités incontournables. On est au point nodal des perceptions au sommet de leur vigilance, de leur singularité irréductible. Et l’instant d’après le poème ne serait plus si l’acte poétique qui précède le néant n’empêchait les mots de tomber en déshérence, sans un moindre vertige. Raison pour laquelle Contretemps Paradist invite à plusieurs lectures comme une donnée sous-jacente répétée par des appels du pied. Car si cette forme en « contretemps » se veut immensément provocatrice, comme une manière de susciter l’égarement, elle est aussi une libation, une fête : fête des sens et de la pensée, fête du langage et de sa démesure et des voix qui l’abreuvent. Ainsi la part exotérique de l’ombre, de la voûte extérieure du monde, en forme de consensus visible n’est-elle que subterfuge mettant le lecteur au défi d’en finir avec ses propres légendes, s’il veut avancer en ce labyrinthe (antique), à la fois difficile d’accès mais généreux dans l’invitation à le parcourir, malgré chausse-trappes et contournements de la raison fragile et paresseuse. On est prié de se déshabiller avant d’entrer.
Mais le poème est puissance d’exister avant tout, corps vivant dans les marges de son auteur, corps clamant : « nous trouvons/ de nouveaux/ moyens d’être/ à la merci/ du/ malentendu… » avant que l’auteur en question, pour tenter de circonscrire ce doute qui le malmène, ne le transperce au bout du compte d’un coup de grâce vertical (arythmie logique oblige). Et « le malentendu/ décape/ lave… » (on tourne la page) « …montre son cou… » Rédemption donc, de ces voix qui se heurtent violemment au risque de compromettre le texte ? Rachat de la langue qui teste le poison mélangé à son remède ?
Vivante, en tout cas, cette langue-là veille et crisse inlassablement. Polyphonique, polymorphe, elle délivre un espace d’où tombent aussi des « mouches desséchées/ effritées… », symbolisant figures et formes considérées au plus mouvant de leur révolte – et bien que la métaphore brille plutôt par sa rareté en une « ligne du corps sans or ni fard ». Mais comme frappée de pesanteur malgré ses tendances à déborder l’espace, la poésie de François Rannou tombe en « couleurs voix aplat » jusqu’au creusement « de nos motsmotsmots » ; horizontale et verticale tout à la fois ; lourde et ramassant jusqu’aux déchets de la conscience qu’elle-même fomente au fur et à mesure pour s’en faire une vie hors norme : « planches de salut boîtes/ métalliques bouteilles bonbonnes ». Ici, on « recycle mes éternités balancées… »
Au final, c’est d’une poésie symptomatique qu’il s’agit – comprendre : axiomatique, démiurgique – plaidant (coupable) son éthique qui se fonde à mesure de sa quête en demi teinte : « vision sous la vision ».  Car François Rannou est de ces poètes que leur poésie invente et non l’inverse – la nature de sa poésie étant de cheminer sans concession, jusqu’à se retourner sur elle-même en léchant ses blessures, conséquences des multiples tentatives d’évasion par toutes les voies possibles, même celles ne figurant pas sur la carte. Alors peut-être, seulement peut-être, le corps du langage commence de s’appartenir… un peu ; en vue de traiter une réalité incontournable, car unique, en marge de ceux que les ornières d’un arrière monde ultra communicationnel, mythique et rangé, avec ses arrière-plans culturels, contraignent à négocier la trame de leur existence.
Avec Contretemps Paradist, au contraire, chaque mise en perspective se fait par un langage on ne peut plus réel et vivant ; qui questionne et invoque des visages certes (du passé ou pas) – et à force « noircit la bouche » – mais qui se meut avant tout dans une philosophie de l’action, s’allégeant de son sens fuyant et déséquilibré ; mais légitimant ses torsions (et ainsi, la voix du poète), organe vivant qui se bat contre lui-même, dont le « corps les variantes noient les livres…. ». Corps « temporal pariétal occipital… (une page plus loin) ressaisissant reconstituant mon squelette (c’est le langage qui parle) (une page plus loin) recyclé délogeant la figure retournée. » Ou comment l’être est enfin possible et donc pensable, dans le présent d’une mémoire qui précède la vie.
Pourtant, si l’homme naît du langage, sa naissance n’est toujours pas achevée, à considérer cette course effrénée d’une telle ligne prosodique. Ligne (haute tension) qui tente çà et là quelques haltes à partir d’une voix usant de la méthode de creusement grâce aux tours incessants sur soi-même à la manière du derviche. Il faut oser : lire et relire en boucle : « qui parle de retour de rumeur incessante/ non rythme d’usine le paysage ils le tra-/ cent dans leur verre obligés car rythme/ d’usine broyant déversant repoussant/ défonçant c’est ce ». Course dégingandée, haletante mais grisante par de tels enchaînements et déchaînements de mots – possibilité offerte (c’est inclus dans le contrat) de se savoir enfin au monde, tout en pointant l’orgueil de ce dernier.
Autant d’appels pressentis d’une vie ni ancienne ni future mais qui au fond a toujours été, et à laquelle il faut, hors champ d’investigation, nécessairement s’aboucher malgré cet inachèvement. On peut comprendre alors que « la nature morte ou presque » reflète une nature vivante pour le coup bien qu’abîmée. Car c’est le « ou presque » qui dit la condition éternelle du monde, recevable comme un non-sens. Mais ce sont les mots qui servent sa dépossession en tant qu’atouts servant à tuer la mort justement. Et c’est bien en ce sens que la poésie de François Rannou est une poésie vivante.
Contribution de Mazrim Ohrti, publiée par Florence Trocmé

François Rannou, Contretemps Paradist, La Rivière Échappée.