Dans Contretemps Paradist, il s’agit
d’une poésie au sens purement créatif
qu’offre l’expérience renouvelable. Expérience d’écriture indissociable de
l’expérience de vivre. En témoigne l’aspect global du texte qui rend compte
aussi bien de la valeur du signe que la mise à nu du monde sensible grâce à
celui-ci. Acte perpétuellement anachronique qui saisit le vif. Autrement dit,
dans un contexte en pointillés avec ses temps forts et ses abandons qui tente
de révéler l’origine de l’être disloqué sous le couvert d’un corps langagier
soumis à tous les possibles – origine comme d’un paradigme perdu. Or, ce
corps-là, opposé à l’être social, n’est certes pas, et pour cause, de ceux que
la page physique effraie, ajoutant un peu plus à la tragédie du sens ; à
ce manquement à être au miroir qui pour le moins se rit du sang et de la
chair : « signature pour que/ rien ne dise que ce fut moi ».
Plusieurs pistes mènent (et démènent) le train de cette conscience, derrière
une sensibilité aux abois, impossible de toute façon à canaliser ; en
arythmie totale. Et comme si sa première représentation était aussi la
dernière : « quelle promesse (…)/ quand tous/ les mots à v/ if rouleront/
dans la poussière… » Le livre commence d’ailleurs par un
« adieu » ou plutôt par la promesse justement d’un équilibre précaire
qu’induit la tentative d’un tel geste : « sur l’arête de
l’adieu » (bis repetita placent). Mais l’adieu, c’est implicitement la
douleur, le déchirement, l’achèvement inéluctable, ces grandes muses
inspiratrices de la création. Autant dire ses modalités incontournables. On est au point nodal des perceptions
au sommet de leur vigilance, de leur singularité irréductible. Et l’instant
d’après le poème ne serait plus si l’acte poétique qui précède le néant
n’empêchait les mots de tomber en déshérence, sans un moindre vertige. Raison
pour laquelle Contretemps Paradist invite
à plusieurs lectures comme une donnée sous-jacente répétée par des appels du
pied. Car si cette forme en « contretemps » se veut immensément
provocatrice, comme une manière de susciter l’égarement, elle est aussi une libation,
une fête : fête des sens et de la pensée, fête du langage et de sa
démesure et des voix qui l’abreuvent. Ainsi la part exotérique de l’ombre, de
la voûte extérieure du monde, en forme de consensus visible n’est-elle que
subterfuge mettant le lecteur au défi d’en finir avec ses propres légendes,
s’il veut avancer en ce labyrinthe (antique), à la fois difficile d’accès mais
généreux dans l’invitation à le parcourir, malgré chausse-trappes et
contournements de la raison fragile et paresseuse. On est prié de se
déshabiller avant d’entrer.
Mais le poème est puissance d’exister avant tout, corps vivant dans les marges
de son auteur, corps clamant : « nous trouvons/ de nouveaux/ moyens
d’être/ à la merci/ du/ malentendu… » avant que l’auteur en question, pour
tenter de circonscrire ce doute qui le malmène, ne le transperce au bout du
compte d’un coup de grâce vertical (arythmie logique oblige). Et « le
malentendu/ décape/ lave… » (on tourne la page) « …montre son
cou… » Rédemption donc, de ces voix qui se heurtent violemment au risque
de compromettre le texte ? Rachat de la langue qui teste le poison mélangé
à son remède ?
Vivante, en tout cas, cette langue-là veille et crisse inlassablement.
Polyphonique, polymorphe, elle délivre un espace d’où tombent aussi des
« mouches desséchées/ effritées… », symbolisant figures et formes
considérées au plus mouvant de leur révolte – et bien que la métaphore brille
plutôt par sa rareté en une « ligne du corps sans or ni fard ». Mais comme
frappée de pesanteur malgré ses tendances à déborder l’espace, la poésie de
François Rannou tombe en « couleurs voix aplat » jusqu’au creusement
« de nos motsmotsmots » ; horizontale et verticale tout à la
fois ; lourde et ramassant jusqu’aux déchets de la conscience qu’elle-même
fomente au fur et à mesure pour s’en faire une vie hors norme : « planches
de salut boîtes/ métalliques bouteilles bonbonnes ». Ici, on
« recycle mes éternités balancées… »
Au final, c’est d’une poésie symptomatique qu’il s’agit – comprendre :
axiomatique, démiurgique – plaidant (coupable) son éthique qui se fonde à
mesure de sa quête en demi teinte : « vision sous la
vision ». Car François Rannou est de ces poètes que leur poésie
invente et non l’inverse – la nature de sa poésie étant de cheminer sans concession,
jusqu’à se retourner sur elle-même en léchant ses blessures, conséquences des
multiples tentatives d’évasion par toutes les voies possibles, même celles
ne figurant pas sur la carte. Alors peut-être, seulement peut-être, le corps du
langage commence de s’appartenir… un peu ; en vue de traiter une réalité
incontournable, car unique, en marge de ceux que les ornières d’un arrière
monde ultra communicationnel, mythique et rangé, avec ses arrière-plans
culturels, contraignent à négocier la trame de leur existence.
Avec Contretemps Paradist, au
contraire, chaque mise en perspective se fait par un langage on ne peut plus
réel et vivant ; qui questionne et invoque des visages certes (du passé ou
pas) – et à force « noircit la bouche » – mais qui se meut avant tout
dans une philosophie de l’action, s’allégeant de son sens fuyant et
déséquilibré ; mais légitimant ses torsions (et ainsi, la voix du poète),
organe vivant qui se bat contre lui-même, dont le « corps les variantes
noient les livres…. ». Corps « temporal pariétal occipital… (une page
plus loin) ressaisissant reconstituant mon squelette (c’est le langage qui
parle) (une page plus loin) recyclé délogeant la figure retournée. » Ou
comment l’être est enfin possible et donc pensable, dans le présent d’une
mémoire qui précède la vie.
Pourtant, si l’homme naît du langage, sa naissance n’est toujours pas achevée,
à considérer cette course effrénée d’une telle ligne prosodique. Ligne (haute
tension) qui tente çà et là quelques haltes à partir d’une voix usant de la
méthode de creusement grâce aux tours incessants sur soi-même à la manière du
derviche. Il faut oser : lire et relire en boucle : « qui parle
de retour de rumeur incessante/ non rythme d’usine le paysage ils le tra-/ cent
dans leur verre obligés car rythme/ d’usine broyant déversant repoussant/
défonçant c’est ce ». Course dégingandée, haletante mais grisante par de
tels enchaînements et déchaînements de mots – possibilité offerte (c’est inclus
dans le contrat) de se savoir enfin au monde, tout en pointant l’orgueil de ce
dernier.
Autant d’appels pressentis d’une vie ni ancienne ni future mais qui au fond a
toujours été, et à laquelle il faut, hors champ d’investigation, nécessairement
s’aboucher malgré cet inachèvement. On peut comprendre alors que « la
nature morte ou presque » reflète une nature vivante pour le coup bien
qu’abîmée. Car c’est le « ou presque » qui dit la condition éternelle
du monde, recevable comme un non-sens. Mais ce sont les mots qui servent sa
dépossession en tant qu’atouts servant à tuer la mort justement. Et c’est bien
en ce sens que la poésie de François Rannou est une poésie vivante.
Contribution de Mazrim Ohrti, publiée
par Florence Trocmé
François Rannou, Contretemps Paradist, La
Rivière Échappée.