Rien de nouveau sous le soleil. Sans remonter à Mathusalem ou à Ramses II, suffit de lire les chroniqueurs du Moyen-Âge pour constater qu’on utilise toujours les mêmes vieux trucs. Pour attendrir le donateur, rien de tel que d’éveiller sa mauvaise conscience, vu que, judéo-chrétien indélébile, musulman fidèle, bouddhiste intransigeant, humaniste grand teint ou marxiste invétéré, on a tous des choses à se faire pardonner et on dira ce qu’on voudra, faire l’aumône ça n’allège pas seulement le porte-monnaie, ça calme toujours un peu les démangeaisons morales. La preuve, comme l’a si bien remarqué un anticlérical aujourd’hui disparu, la seule cérémonie commune à toutes les religions et à toutes les idéologies, c’est la quête.
Naturellement on n’arrête pas le progrès. Sous Charles V, on gémissait aux portes des chapelles : « Ayez pitié de c’pauv gamin qu’une charrette à foin y-a tellement écrasé les deux jambes que sa tête al’a enflé comme une citrouille! » Dans notre époque post-moderne, on veut du vrai, de l’émouvant, du spectaculaire. Alors on télévise le myopathe insoignable, on interviouve le malade du sida en phase terminale, on filme le cancéreux à l’agonie et on balance le tout à la télé entre vingt et vingt et une heure. Comme on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre et le télespectateur avec du fonctionnaire du charity buisness, on mitonne des plateaux alléchants avec présence garantie de pipoles compassionels, de politiques à la mode et de quelques scientifiques en blouse blanche pour faire plus vrai. Tout ça pour que les masses comprennent qu’il vaudrait mieux casquer au plus vite pour MA recherche et pas celle du voisin.
Et c’est là que les choses tournent à l’aigre. N’effet, comme n’importe quelle tarte Tatin (mettez un coing dans vos pommes c’est meilleur) le gâteau charitable est fait de parts dont chacun voudrait se goinfrer la meilleure, d’où la foire d’empoigne entre quêteurs dont le dernier épisode oppose les sidactionistes, aux téléthoniens. Tout ça rappelle irrésistiblement les bagarres, façon de Cour des miracles, dont nous régalaient les nanars médiévaux des années cinquante. A ma droite les bancroches, à ma gauche les bossus, au milieu les aveugles, tout au fond les mutilés d’Azincourt et, quand la cloche sonnait la fin de la messe, la grande ruée pour être placés au plus près des dames à aumonière et des bourgeois à grosse bourse. Après quoi, vas-y que j’te cogne ! Seule différence, du temps de Jeanne d’Arc on réglait ça à coups de béquilles dans la gueule ! Aujourd’hui on se massacre par communicants interposés ! Et en avant les directs à la télé, les croche-pattes sur les radios et les peaux de banane dans la presse écrite.
Tous les coups, même les plus foireux, sont permis. Hier c’était : « Le boiteux ma pauv’ dame si c’était qu’vous voyez sa chaumine ! En vraie paille de seigle garantie d’origine qu’il est son toit !!! Et ça s’dit pauvre … » Aujourd’hui, on a « Françaises, Français, la concurrence profite de votre générosité pour s’acheter des parts de SICAV au Costa Rica et des hôtels Rue d’la Paix que si ça continue, tout ce vilain monde va aller direct en prison sans passer par la case départ, mais en ayant touché vos cinquante euros multipliés par x ! » Du coup je contemple avec mélancolie la plaque apposée en 1910 sur la première maison du village de Perrigny (près Auxerre) par le Conseil Municipal et qui proclame « La mendicité est interdite dans le département de l’Yonne » Seule modification souhaitée: remplacer sur la plaque « le département de l’Yonne » par « l’ensemble des médias. »
« Salaud d’Chambolle ! » vont penser tous ceux qu’afflige justement le sort des malades évoqués plus haut et de quelques autres dont je n’ai pas parlé. Permettez vos honneurs rétorqué-je victorieusement. Il y a une alternative à la charité, même que ça s’appelle la solidarité nationale. Certes ce principe fait vieillot. Sa généralisation remonte en effetà plus de soixante ans quand fut créée la Sécurité Sociale. Oui, vous avez bien lu : la Sécu et son trou dont la béance, loin d’être le fruit de la seule hausse des dépenses de santé, vient aussi des successives diminutions et exonération de cotisations sociales dont a bénéficié le patronat (ça aussi c’est vieillot, on devrait dire les entreprises, mais je suis du genre archaïque) ainsi que des transferts habilement effectués par l’Etat. Quand je vois débarquer un de ces Treiber de la fiscalité, auxquels la Suisse, Monaco, ou le Luxembourg ont offert l’asile financier, venir la larme à l’œil déposer un chèque dans la sébile tendue par sœur Line Renaud ou frère Daniel Auteuil, j’ai envie de lui crier : « Commence par payer tes impôts ! »
Je remarque d’ailleurs que la proposition du sympathique Monsieur Bergé de mettre en commun l’ensemble des fonds produits par les diverses manifestations caritatives aboutit, dans les faits, à créer, avec des contributions privées, une ligne budgétaire nouvelle dont l’administration risque d’être un peu compliquée.Qui décidera de l’affectation des fonds récoltés ? Comment recrutera-t-on les responsables dont il faudra garantir l’indépendance, la neutralité et les compétences aussi bien scientifiques que sociales ? Questions peu simples à résoudre et auxquelles je me déclare incapable d’apporter même un début de réponse.
Du coup, puisqu’il faut bien finir, et que je ne suis pas à une contradiction près, j’opte pour que subsiste, au côté d’une solidarité nationale restaurée et, donc, assurée de ses ressources, un espace charitable privé où chacun sera libre de choisir ses causes et de les soutenir comme il l’entend. Moi aussi, j’ai une mauvaise conscience à dorloter.
Chambolle