Magazine Culture
Beau? Non... Touchant? Non plus... Virtuose? Profond? Magique? Soigné? Non, non, non. "No dice" n'est rien de tout ça. NO DICE est tout simplement BARGEOT. Une éloge de la folie douce, du conte cosmique comics, allons enfants de la Grosse Pomme le jour de foire est arrivé. La moustache du cowboy irlandais se décolle, les bouclettes du pirate juif orthodoxe s'enlèvent, la bretelle de la rousse délurée s'affole. J'ai l'impression de plonger dans une BD de Crumb ou dans un épisode des Freak Brothers... Les mimiques à contre-temps les yeux grands ouverts, les costumes outranciers fabriqués dans un grenier de grand-mère. Devant moi, dans le public, une belle américaine de 75 ans s'étouffe de rire. Pleins feux sur la scène et dans le public, du néon cru, pas d'entourloupes, le théâtre de bric et de broc n'a besoin qu'un d'un pauvre bout de velours vert pour faire figure de représentation.
A l'entrée on s'est enfilé du soda ricain et des sandwichs au beurre de cacahuète. Cela excite-t-il les Européens gavés de Culture que nous sommes de se pencher sur la troupe du Nature Theater of Oklahoma et en se demandant si c'est ça, la nouvelle sensation new yorkaise performative? Comment le décrire, comment le raccrocher au wagon de ce que nos artistes nous donnent à voir. IMPOSSIBLE. Certes leur nom vient de Kafka, alors oui, allons-y pour le décryptage absurde de notre quotidien. Mais leur culture est autre, plus underground, vraiment, l'art se pratique aux heures perdues, quand le fric est rentré dans les poches, qu'on a payé le loyer, le shit et la picole.
Pas de fausse branlette esthétique, on oublie les jeux de lumière, soignés, les décors qui coullissent ou s'envolent, les scénographes, décorateurs, costumiers, petites mains. Ici le patron de la troupe vous tartine de la moutarde-mayo sur votre pain en guise d'intro et vous incite à aller acheter ses T-Shirts. Donc une fois le sandwich avalé, nous voilà quelques uns, une centaine, à savoir qu'on en a pour quatre heures en anglais non sous-titré, pas sûr de savoir à quelle sauce on sera mangé, à moins que le choix peanut butter/gely OU mayo/moutarde soit un avant-goût. La scène est recouverte d'une moquette neutre, un peu moche, au fond des murs blancs genre temporaires, nous sommes dans un bureau open space tout ce qu'il y a de standard, de New York à Berlin, dans un coin une plante maigrichonne se meurt et l'horloge décompte les minutes des pauvres spectateurs que nous sommes - enfermés là pour quatre heures.
C'est parti, les cinq acteurs prennent à bras le corps un texte soufflé dans les oreillettes, des conversations banales, qui à force d'être triturées, remaniées, dites et redites, échangées, forment une matière à histoires, celles de nos vies, de la leur, d'une épopée moderne dans la jungle de nos villes vampirisantes. La pièce avance par la seule force de la parole et des gestes, les corps des acteurs sont le moteur, de la bouche à leurs yeux. Pas d'intellectualisme sous-jacent Les corps sont mis à rude épreuve, pas nus non, ni badigeonnés de beurre de cacahuète susmentionné, ni peinturluré, non simplement tendus par le jeu, la volonté de créer là, ici ce soir, une histoire, de rester connecter aux autres, les acteurs, de tenir le regard des spectateurs, de satisfaire leur envie d'être étonnés, surpris, conquis.. "Amuse-moi" crie l'un d'entre eux, "Raconte-moi une histoire"... Il n'est question que de ça dans ce théâtre là, des histoires qu'on se raconte, pour s'amuser, pour se distraire, pour s'évader pour échapper à la réalité. Ici les acteurs ne racontent rien d'autres que leur réalité. Comment la banalité de leurs conversations prises bout à bout pourrait-elle donner de la poésie, un certaine transcendance cosmique, un échappatoire joyeux. Le Nature Theater Oklaoma a construit sa réputation sur ce jeu du réel. Cette fois-ci No Dice repose sur le matériau brut de plus de cent heures de conversations téléphoniques enregistrées. Discours anecdotiques et pourtant essentiels sur ce que c'est d'être artiste à New York au début du 21e siècle, l'incontournable course à l'argent, aux petits boulots. Cette frénésie du quotidien s'enrobe de poésie à travers les corps. Le grand dur en chapeau de cow boy qui trie des dossiers par milliers avant d'aller donner sa voix à une pub quelconque bouge avec puissance et grâce. Et puis il y a ces observateurs, pas seulement dans le public, mais aussi sur scène. Un homme habillé en batman avec oreilles de Mickey dont la seule présence muette offre un contrepoint aux logorrhées de ses camarades qui échangent sur Mel Gibson dans Hamlet ou l'assurance maladie. La pop Culture d'une Amérique méprisée et pourtant jalousée nous arrive dans les oreilles. Ca dure quatre heures avec une pause, ça joue avec nos nerfs et nos rires, on nous promet encore mieux après les deux premières heures, on voudrait y croire, on n'est pas nombreux, à peine un tiers de la salle est resté après la pause, mais cela renforce notre sentiment de faire partie de ce qui se joue là maintenant ce soir. On a fait l'effort, ils le savent. Pourtant la deuxième partie s'annonce laborieuse, les mêmes conversations nous reviennent par d'autres bouches, l'oreillette souffle le texte qui s'éparpille, trébuche, rebondit. Jusqu'à quand raconter CETTE histoire, "ne plus quitter la scène pour ne pas mourir" lance l'un d'entre eux. Pourtant il faut bien partir, les moustaches tombent, les perruques aussi, on se retrouve face à eux, ils n'ont plus alors qu'à venir s'asseoir contre nous, tous près, et nous susurrer les mêmes histoires en tête à tête, à voix douce. Il y a eux, il y a nous, nous sommes réunis, nous avons vécu une histoire, une aventure ensemble. Ils sont beaux et freaks à la fois, ils nous ont entourloupé. On ne pense plus aux quatre heures, ils ont parcouru ce chemin jusqu'à nous. Nous avons répondu en revenant jusqu'à eux.
No Dice joue encore ce soir et demain à la Hau 3, à 19h. Si l'anglais ne vous rebute pas (pas de sous-titre, impro oblige), courez-y!!!