"La Taverne du doge Loredan" Alberto Ongaro. Roman. Anacharsis Editions, 2007.
Traduit de l'italien par Jacqueline Malherbe-Galy et Jean-Luc Nardone.
Schultz, ancien officier de marine devenu éditeur, occupe un antique palais vénitien hérité d’ancêtres autrichiens venus s’installer dans la Sérénissime en 1816 à l’époque de la domination des Habsbourg et de la création par l’empire autrichien du royaume de Lombardie-Vénétie.
Il partage la jouissance de cette lugubre demeure avec Paso Doble, un étrange personnage, sorte de double de lui-même, un alter ego malicieux et imprévisible qui s’amuse à dissimuler quantité d’objets indispensables, obligeant ainsi Schultz à remuer ciel et terre pour retrouver son portefeuille, ses clefs ou encore les épreuves d’un ouvrage en cours de fabrication.
Un troisième personnage -beaucoup moins remuant celui-là - habite dans la chambre d’amis. C’est une effigie de cire, assise dans un fauteuil, d’une superbe femme vêtue d’un long manteau en poil de chameau.
Qui est-elle ? C’est-ce que Paso double aimerait bien savoir, mais le mystère entourant cette énigmatique statue de cire ne fait que déclencher sa colère et sa jalousie.
C’est donc en cherchant les épreuves de son Histoire des lupanars vénitiens, dérobées par Paso Doble, que Schultz va trouver en haut d’une armoire un vieux livre sans titre et dont la page qui devrait indiquer le nom de l’auteur a été arrachée.
Intrigué par cet ouvrage inconnu, Schultz va en entreprendre la lecture. Il s’agit du récit, conté à la première personne, d’un jeune gentilhomme libertin anglais vivant au tout début du XIXe siècle.
Jacob Flint - c’est le nom du personnage central de ce récit - âgé d‘une vingtaine d‘années, est le fils illégitime d’un notable des environs de Londres et d’une noble dame italienne qui l’a conçu avec un bohémien de passage. Le jeune homme, insouciant et de belle prestance, multiplie les conquêtes amoureuses. Il s’éprend un jour de la femme d’un douanier des environs, mais celui-ci, disposant d’un efficace réseau d’informateurs, ne tarde pas à découvrir l’identité de l’amant de sa femme. L’histoire s’achèvera par un duel au cours duquel le douanier périra d’un coup d’épée.
Les duels étant interdits et sévèrement réprimés par la justice, Jacob Flint n’a plus qu’une seule option : fuir.
Avec la complicité d’un ancien palefrenier de son père, il va être conduit secrètement à Londres et hébergé chez le capitaine Viruela, un marin s’adonnant à la contrebande entre l’Angleterre et la France. Malgré les velléités de Jacob Flint de s’adonner lui aussi au trafic illicite d’alcool entre les ports français, anglais et hollandais, le capitaine Viruela va lui proposer une toute autre activité. Ayant appris que le jeune gentilhomme, du fait de son éducation, est doué - en plus de l’art de l’escrime- pour la musique, la peinture et la poésie, il va le diriger vers la Taverne du doge Loredan où l’on recherche une personne apte à jouer du clavecin. Là, il va faire connaissance avec Nina, la patronne de la taverne, une italienne d’une beauté si époustouflante que le jeune homme va immédiatement éprouver pour elle une passion inextinguible.
La belle va bien sûr céder aux avances de Jacob mais ne va pas cacher à celui-ci que leur relation sera à coup sûr punie de mort. Nina est en effet la maîtresse attitrée de Fielding, le chef de la pègre londonienne, un redoutable et cruel personnage dont la particularité est d’exhaler autour de lui une insupportable odeur de putréfaction. Celui-ci ayant rapidement découvert les amours interdites de Nina et Jacob, une poursuite va s’ensuivre à travers la France et l’Italie, où les deux hommes, désormais prêts à s’entretuer, vont tenter de retrouver les traces de la belle qui s’est enfuie vers le décor de son enfance : la cité des doges.
Au fil de sa lecture, Schultz va déceler dans cette histoire des détails troublants qui ne sont pas sans rapport avec sa propre existence, malgré les deux siècles qui séparent le contexte du récit de Jacob Flint de celui de ce début de troisième millénaire.
Avec « La Taverne du Doge Loredan » , Alberto Ongaro nous livre un roman placé sous le signe de l’Ange du Bizarre, un roman à tiroirs qui évoque l’ œuvre de Borgès, mais aussi les grands classiques de la littérature d’aventure tels que « L’ île au trésor » de Stevenson, « L’auberge de la Jamaïque » de Daphné du Maurier ou encore la filmographie de Luis Bunuel. Nous plongeant dans une Venise crépusculaire, Alberto Ongaro signe un roman surréaliste qui happe le lecteur et l’entraîne dans un univers romanesque qui flirte avec les codes du roman gothique du XIXe siècle. Un livre atypique, baroque, sensuel et fantastique qui, malgré son aspect de prime abord déroutant, se laisse apprivoiser et propulse peu à peu le lecteur dans un récit haletant et jubilatoire.
L' île Saint-Lazare la nuit. Venise. 1894 Peinture de Guevork Bachindjaghian.