Le livre s’ouvre sur un prologue en « X autoportraits » peints comme
autant de moments-clés de l’histoire d’un lecteur (et quel lecteur, puisqu’il
faut rappeler ici qu’Yves di Manno est aussi le directeur de la collection
Poésie de Flammarion). Histoire qui débute dans la douleur, avec une
expérience scolaire quelque peu traumatisante à six ans, suivie du bonheur un
peu plus tard de découvrir soudain la clé de la lecture et la capacité à assembler
les syllabes du mot boulangerie !
Mais entre ces deux temps forts, sont intercalés huit autres autoportraits dédiés à la découverte de
la poésie américaine via Bob Dylan, Pound, le livre de Serge Fauchereau, le Paterson de Williams (dont l’auteur a
publié la traduction chez José Corti), etc. : « c’était cela aussi –
cette prosodie nouvelle, développant des techniques (et des outils) sans
équivalent chez nous – qui m’attirait intuitivement vers ce cercle étroit de
poètes ». Beaucoup de choses en germe dans cette citation : la
curiosité pour cet autre monde, le fait d’y trouver des modèles, des outils et des techniques. Et la naissance de l’écriture propre de l’auteur, au
sein même de ces lectures, avec « l’édification d’un premier livre-de-poèmes » pour celui qui « ne
rêvait que de narration cachée.. ». C’est au fond la même démarche que
celle d’Auxeméry, dans des temps (années 70 et 80) où les voies de la poésie
étaient en France très obstruées (ou trop formatées) pour certains jeunes poètes,
lesquels ont su trouver, ailleurs, les bases de leur essor.
La construction de ce livre est originale et en rend la lecture
particulièrement plaisante. Les pages qui suivent le prologue vont faire
alterner de nombreuses traductions d’Yves di Manno (Williams, Oppen, Zukofsky,
Duncan, Rothenberg, Rachel Blau DuPlessis) avec de courts et denses essais, notamment
sur Pound (dont di Manno a traduit les Cantos),
sur Spicer, sur la question des « chamans », autour de Jerome
Rothenberg et son travail de collecte des Techniciens
du Sacré (traduction, une fois encore, de di Manno). Avec en toute fin de
volume, sous le beau titre de « L’Épopée entravée », une (très courte) histoire de la poésie
américaine, qui est en fait une remarquable synthèse.
On pourrait penser à première vue, arrivé à ce point du compte rendu, qu’on a
affaire à une belle anthologie ou à une introduction à la poésie américaine. Ce
serait très réducteur même si cet aspect est présent et joue pleinement son
rôle. Ce qui est passionnant ici c’est de voir l’intrication des méthodes et
des aspirations d’un lecteur et celles d’un écrivain. De suivre presque pas à
pas, ou page à page, le jeune Yves dans une quête qui n’est pas
seulement intellectuelle, pour le plaisir ou la nécessité de la connaissance,
mais aussi vitale. Il s’agit de trouver des voies, voire des issues à une sorte
d’enfermement. Il s’agit d’apprendre chez ces poètes comment vivre, comment
lire, comment écrire. Il va donc falloir les traduire, puisque la plupart sont
inédits en français, il va falloir connaître le contexte dans lequel ils
évoluent, s’immerger par la traduction au plus intime de leur écriture pour
petit à petit forger la sienne. Il y a dans tout ce livre, perceptible et
propre à toucher le lecteur profondément, une oscillation permanente entre deux
pôles, lire et écrire, écouter et traduire, comprendre et apprendre, les
trouver ces poètes américains en se cherchant, se trouver en les cherchant, se
trouver en leur donnant aussi droit de cité dans la langue française.
Dans certains contextes critiques, il est d’usage de déterminer à quels
lecteurs s’adresse le livre chroniqué. S’il fallait ici se prêter à ce jeu,
longue serait la liste à dresser : non pas le pour tout public qui ne veut rien dire, mais lecteurs intéressés
par la poésie américaine, singulièrement ceux qui la connaissent peu ou pas et
voudraient la connaître mieux, tout lecteur intéressé par l’art de lire, traducteurs, historiens de la littérature, critiques qui pourront apprendre beaucoup
sur leur propre métier, mais aussi et surtout, tous ceux qui lisent/écrivent.
Ce livre montre de façon magistrale le rôle nourricier, fécondant, inducteur de
la lecture dans tout travail d’écriture. Porte trace et témoignage, dont on
redira encore une fois le caractère très émouvant, d’une véritable osmose entre
la lecture et l’écriture (et à cet égard les pages lumineuses consacrées au
travail de Jerome Rothenberg sont un peu comme un miroir). On relèvera aussi,
au fil des pages, de nombreuses réflexions théoriques et critiques d’Yves di
Manno sur la poésie : « [face à] l’abandon de la métrique ancienne,
le poème ne peut affirmer son identité qu’à travers une forme spécifique, qui
le distingue de toutes les autres productions écrites ».
Il s’agit de prêter
attention à la « fonction du poème, son champ d’action, sa lumière souveraine
– la part d’obscurité qu’il recèle ou révèle ».
Contribution de Florence Trocmé
Yves di Manno, Objets d’Amérique,
coll. série américaine, José Corti, 2009, 21 €.
On peut signaler dans la même collection, les traductions qu’Yves di Manno a
données du Paterson de William Carlos
Williams (1981 et nouvelle version revue, 2005) ou des Techniciens du Sacré de Jerome Rothenberg, 2008). Ou
bien chez Flammarion, Les Cantos d’Ezra
Pound (en collaboration), 2002, édition qui augmente et révise la 1ère
édition parue en 1986.
Enfin le livre d’Yves di Manno, Endquote,
Flammarion, 1999, comportait déjà notamment un triptyque consacré aux poètes
″objectivistes″ américains.
Voir aussi la page
dédiée à Yves di Manno sur le site des éditions José Corti.