On sait que c’est une chanson de Bruce Springsteen, Highway Patrolman, tirée de l’album Nebraska, qui fournit à Sean Penn la trame de son premier long métrage en tant que réalisateur, The Indian Runner. On sait aussi que Springsteen a régulièrement signé des chansons inédites pour des films souvent assez proches, dans leurs thématiques, des sujets envisagés dans ses propres chansons (Light of Day de Paul Schrader, Philadelphia de Jonathan Demme, La dernière marche de Tim Robbins, The Wrestler de Darren Aronofsky). Quant au livre Born on the 4th of July de Ron Kovic (qu’Oliver Stone adapta plus tard au cinéma), il est avéré que sa lecture est pour beaucoup dans l’ébauche du fameux morceau incompris, Born in the USA, qui met en scène un vétéran de la guerre du Vietnam. de retour chez lui, profondément inadapté. Avec ses histoires de filles, de route, de bagnoles, de laissés pour compte du rêve américain, la discographie de Springsteen charrie évidemment dans son sillage pas mal d’images, de séquences mythiques, tout un pan, même, du cinéma américain. Elle pourrait être à elle seule une figuration musicale du sous-genre emblématique qu’est le "road movie", genre typiquement américain s'il en est (Born to Run, titre programmatique que ne renieraient sans doute pas les héros du Macadam à deux voies de Monte Hellman ou le Kowalski de Point Limité Zéro de Richard C. Sarafian).
Il y a trois ans, je m’étais amusé ici-même à associer quelques chansons à un cinéaste. Il s’agissait de Lucas Belvaux dont le film La raison du plus faible sortait juste, alors, en salles (lire ici). Bizarrement, j’avais cité The Ghost of Tom Joad, la chanson que Springsteen écrivit autour des Raisins de la colère de Steinbeck et de son héros incarné, dans le film de John Ford, par Henry Fonda. Il y avait London Calling du Clash aussi, que Springsteen reprit, on le sait, avec Elvis Costello... Bref, des chansons qui, pour moi, résonnaient profondément avec le film de Lucas Belvaux tragi-comédie mettant en scène des chômeurs obligés de se livrer à quelques escroqueries, à quelques vols de métaux, pour s'en sortir, pour juste s'extirper de la mouise dans laquelle le système les laissait s'enfoncer. Alors que Rapt, du même Lucas Belvaux, sort ces jours-ci sur les écrans, opération inverse dont l’envie me titillait depuis un moment : trouver des films m’évoquant instantanément les chansons de Bruce Springsteen. Le choix peut paraître vaste, ce n’est pas forcément si évident.
On aime Springsteen quand il se fait chroniqueur précis et pointilleux d’une certaine Amérique, de ses rêves déçus, de ses mythologies de poche (l’album The Ghost of Tom Joad ne fut-il pas justement sous-titré à sa sortie "12 chroniques sur les oubliés de l’Amérique" ?). Aujourd’hui, réécouter attentivement Nebraska ou The Ghost of Tom Joad, c’est véritablement se confronter à des histoires puissantes, dont la teneur constituerait le carburant narratif de bien des longs métrages. Car Springsteen est de ses rares auteurs/compositeurs dont on utilisera volontiers le nom pour évoquer une ambiance, pour qualifier un film (ce que fit récemment Serge Kaganski des Inrockuptibles pour The Wrestler, film du retour de Mickey Rourke, ex-Motorcycle Boy de Coppola, et c’était fort pertinent).
Alors, c'est quoi ces quelques films dont on aurait bien vu la trame énoncée en quelques vers par Bruce Springsteen ?
Panique à Needle Park & L’épouvantail de Jerry Schatzberg
On a d’ailleurs souvent pointé la ressemblance physique ou vestimentaire, entre le Pacino seventies – celui, aussi, de Sidney Lumet dans Serpico ou Un après-midi de chien – et Bruce Springsteen… (dans Incident on 57th Street, dans le rôle de Spannish Johnny, on croit vraiment voir Pacino)
Voir la bande annonce de Panique à Needle Park
Taxi Driver de Martin Scorsese & Le retour de Hal Hashby
On aurait pu citer le premier Rambo pour enfoncer le clou sur l’axe Born in the USA mais ç’eut été fourbir les armes de ceux qui pensent encore qu’il s’agit là d’un hymne reaganien… Variantes : Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino (pour sa première partie surtout) & Né un 4 juillet de Oliver Stone
Et puis si les seventies américaines furent marquées par la Guerre du Vietnam, n’oublions pas Devils & Dust où Springsteen chroniquait récemment le quotidien d’un soldat américain en Irak…
La dernière séance de Peter Bogdanovich
Le film de Bogdanovich est basé sur le roman Texasville de Larry McMurtry, chronique tendre et acerbe d’une petite bourgade américaine. Le fils de ce dernier, James McMurtry, sortit quelques disques précieux dans les années 90 (Too Long in the Wasteland, Candy Land). Ils étaient d’ailleurs produits par John Mellencamp, un autre chroniqueur musclé de l’Amérique des années 80 (réécouter Pink Houses, ici, par exemple). Tous deux sont évidemment, dans leur manière d’envisager une chanson comme une narration, de dignes héritiers de Springsteen.
Voir la bande annonce de The Last Picture Show
Rocky de John G. Avildsen et La fièvre du samedi soir de John Badham
Ça peut surprendre, mais, à bien y regarder, quoi de plus « springsteenien » que ces trajectoires de jeunes italo-américains partant de pas grand chose pour arriver au sommet de leur art, pour s'extirper de leur milieu, de leur quartier miteux (la boxe pour l'un, la danse pour l'autre). Trajectoires somme toute assez similaires pour deux visions assez mélancoliques, presque désenchantées – tout du moins dans le tout premier Rocky et dans le film de Badham – de l'"american dream". Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est Sylvester Stallone himself qui réalisa, quelques années après le film de John Badham, Staying Alive, la suite, bien plus "eighties triomphantes", des aventures de Tony Manero.
Sinon, une autre histoire de boxeur (et de corruption) avec The Hitter sur Devils & Dust (où l’on pense alors plutôt, du coup, à ce superbe film noir qu'est Nous avons gagné ce soir de Robert Wise).
Quant à ce titre de The Ghost of Tom Joad, Balboa Park, eh bien, même s'il n'a pas de rapport direct avec le film d'Avildsen, forcément il laisse songeur puisqu'il utilise le patronyme du boxeur de cinéma...
Voir la bande annonce du premier Rocky
Voir la bande annonce de Saturday Night Fever
Voir la bande annonce de The Wrestler
Le canardeur de Michael Cimino
Je ne sais pas pourquoi, ce n'est pas si évident, mais, pour moi, le personnage que joue James Bridges face à Clint Eastwood dans ce film pourrait aussi être le protagoniste d’un paquet de chansons de Springsteen, de Thunder Road à Born to Run en passant par Jungleland ou Racing in the Streets, soit un jeune homme qui s’ennuie, qui a peur de ce morne quotidien que l'avenir lui promet et qui se barre, qui plaque tout, quitte à emprunter le mauvais chemin... Bobby said he'd pull out Bobby stayed in / Janey had a baby it wasn't any sin / They were set to marry on a summer day / Bobby got scared and he ran away (Spare Parts)
Voir la bande annonce de Thunderbolt and Lightfoot
Badlands de Terence Malick
Sauf que c’est Springsteen qui a piqué ce titre au septième art pour en faire un de ses hymnes repris à pleins poumons dans les stades… Oui, c'est vrai...
Pourtant... Histoires de fuite, romantisme criminel... Il y a d’autres Bonnie and Clyde chez Springsteen, dans le morceau Nebraska (I saw her standin' on her front lawn just twirlin' her baton / Me and her went for a ride sir and ten innocent people died) ou dans Highway 29 par exemple (It was a small town bank, it was a mess / Well I had a gun, you know the rest / Money on the floorboards, shirt was covered in blood / And she was cryin', her and me we headed south / On highway 29)
Voir la bande annonce de Badlands
Variantes "On the road again" : voir la bande annonce de Two Lane Blacktop ou de Vanishing Point
Crossing Guard & The Pledge de Sean Penn
Normal quand on base son tout premier film (The Indian Runner) sur les paroles d’une chanson de Bruce Springsteen de ne pas vraiment s’en remettre et d’aller même demander à Eddie Vedder de Pearl Jam – fan avéré – de composer la B.O. du film (Into the Wild) où, enfin, Penn avait , semble-t-il, réussi à s’affranchir de l’influence manifeste du leader du E Street Band. Raté, donc...
Voir la bande annonce de The Indian Runner
The Yards & Two Lovers de James Gray
The Yards : Le déterminisme de classe, les liens du sang, est-ce qu’on peut s’en sortir ?
Two Lovers : Non, on ne s'en sort pas. De son milieu, de la pression sociale, familiale... Pas si loin des Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy (tiens, encore une histoire d'appelé et de retour douloureux : comme dans Né un 4 juillet, comme dans Voyage au bout de l'enfer), on peut envisager ce film comme un triste éloge de la resignation, du choix par défaut… Mais justement, c'est beau parce que c'est triste, cet aveu d'échec, beau comme l'un des plus grands morceaux de Springsteen en fait : I come from down in the valley / where mister when you're young / They bring you up to do like your daddy done (The River)
Voir la bande annonce de Two Lovers
La nuit nous appartient de James Gray
Parce que c’est l’histoire de deux frères ennemis, comme dans Highway Patrolman (aka The Indian Runner) ? Parce qu’il y a cette figure du père comme dans Adam Raised A Cain ?
Shotgun Stories de Jeff Nichols et L’autre rive de David Gordon Green
Des histoires de fratries qui s'opposent, des brimades ordinaires qui tournent mal, des faits divers sanglants (Johnny 99).
L'Amérique rurale, profonde, comme on dit... Elle est là, souvent, comme un étau dont on voudrait s'échapper... Et la route, alors, c'est l'horizon...
Voir la bande annonce de Shotgun Stories
Voir la bande annonce de Undertow (L'autre rive)
Outsiders & Rusty James de Francis Ford Coppola, La fureur de vivre de Nicholas Ray, West Side Story de Robert Wise
Les bandes qui s’affrontent, la jeunesse, les couteaux la violence, tout est dans Jungleland, l'un des morceaux les plus cinématographiques de Springsteen (The midnight gang's assembled and picked a rendezvous for the night / They'll meet 'neath that giant Exxon sign that brings this fair city light / Man there's an opera out on the Turnpike / There's a ballet being fought out in the alley / Until the local cops, Cherry Tops, rips this holy night / The street's alive as secret debts are paid).
Variante nostalgique : Remember all the movies, Terry, we'd go see / Trying to learn how to walk like heroes we thought we had to be (Backstreets)
Voir la bande annonce de Rusty James
Voir la bande annonce de La fureur de vivre
Et puis en vrac : La vingt cinquième heure de Spike Lee, Macadam Cowboy de John Schlesinger, One From the Heart de Francis Ford Coppola, Paris Texas de Wim Wenders, Un monde parfait de Clint Eastwood, Les moissons du ciel de Terence Malick, De sang froid de Richard Brooks...