Note : Il sera ici question de la nouvelle traduction d’Ulysse, effectuée en 2004 sous la direction Jacques Aubert (et de la version Folio pour la pagination). Pour éviter que cette nouvelle traduction ne soit trop empreinte de l’esprit, de la vision d’une seule et même personne, ce sont trois équipes de traducteurs, l’une composée d’écrivains, une d’un traducteur littéraire, la troisième constituée d’universitaires familiers de l’œuvre de Joyce.
Ulysse est un monstre de la littérature. Un minotaure dont le sens est enfermé au beau milieu d’un dédale de mots, que l’on peut approcher d’autant de manières différentes qu’il existe de lectures. On s’interroge ou on fuit, on le porte aux nues ou on le voue aux gémonies, on adore, on déteste. Il tombe des mains à un moment ou à un autre, on ne le lâche plus des mains.
Ulysse me faisait peur, pour avoir tenté une approche de James Joyce en terminale par le biais de Finnigan’s wake. Tentative finalement avorté. Quelques années plus tard, la curiosité est revenue sur le devant de la scène, après avoir entendu et lu le meilleur comme le pire au sujet de ce roman. Un séjour à Dublin sera finalement l’occasion de franchir le pas.
L’objectif de cet article n’est pas de tenter de faire une critique de ce roman, entreprise qui m’apparait insensée face à l’ampleur de la tâche : d’autres s’y sont essayés et bien plus brillamment que je ne saurais jamais le faire. Je souhaite juste tenter de démêler un peu cet imbroglio effrayant que peut constituer Ulysse, tant pour le lecteur éventuel que pour l’eccoeuré qui l’a reposé au bout d’un certain nombres de pages, tant pour le lecteur assidu de Joyce – à qui je demande sa bienveillance s’il relève des incohérences ou un manque de compréhension globale du texte – que pour le curieux anonyme qui s’est laissé entraîné dans la lecture de cette chronique.
L’histoire en elle-même peut se résumer en quelques mots : Ulysse décrit la journée du 16 juin 1904, de huit à trois heures du matin, à travers les déambulations de Leopold Bloom, un homme marié issu de la petite bourgeoisie.
Si la trame est d’une simplicité apparente, c’est la façon dont Joyce a choisi de la traiter qui fait la particularité de ce roman et qui le rend aussi dense.
Ainsi, Ulysse s’ouvre, in medias res, alors que le dénommé Buck Mulligan apparaît en haut d’un escalier, un bol de mousse à raser à la main. Point de Leopold Bloom, dont il ne sera question que plus tard, de manière souvent épisodique, puisque chacune de ses actions est entrecoupée de réflexions, de digressions diverses, de considérations d’ordre politique, musicales, philosophiques, religieuses, de fantasmes sexuels et de souvenirs lointains.
Outre la construction unique dont il sera question plus loin, c’est l’étendue et la densité incroyable de ces digressions qui rendent le roman aussi difficile à approcher. On a tôt fait de se noyer dans la masse d’idées à vouloir saisir le sens de chaque terme sans perdre le fil conducteur du récit, puis on finit par reposer le livre, perdu dans le labyrinthe. Aussi, plutôt que de se faire violence pour tout retenir, je pense qu’il vaut mieux accepter de lâcher prise, se laisser porter par les flots ininterrompues des voix, une seule lecture d’Ulysse ne suffira pas pour en comprendre toutes les arcanes (deux ou trois non plus).
Une partie de ces allusions peuvent être d’autant plus délicates à saisir pour le lecteur français lambda (aucun sous-entendu péjoratif dans l’utilisation de ce terme) qui n’est, à juste titre, pas forcément familiarisé avec certaines notions qui sont abordées : débat sur la langue gaélique et le renouveau celtique de la fin du XIXème siècle, l’histoire de l’indépendance de l’Irlande (qui ne l’obtient -partiellement puisqu’une partie de l’Ulster resta rattachée au Royaume-Unis- qu’en 1921 à la suite d’une guerre civile. Ainsi au moment où se déroule le récit, l’Irlande est encore sous domination britannique.) On retrouve également une foule de références à la mythologie celte, ou encore à des écrivains comme Wilde ou Yeats.
Le traitement du langage, de la langue occupe une place à part, ce qui participe à sa difficulté quand il est question de traduction. Tout d’abord, les registres de langues parcourus au gré de la narration sont extrêmement variés. Joyce joue sur tous les registres de langage, depuis l’argot ou le registre familier, voir même grossier jusqu’à l’utilisation de tournure précieuse et travaillé, c’est toute la gamme des nuances de la langue et de la société qui les emploient qui explorée. En soi, l’exercice n’est peut-être pas vraiment une nouveauté, ni même une preuve de génie ou de talent, mais ce qui l’est en revanche, c’est le brio avec lequel il pousse le jeu jusqu’à son paroxysme, dans la partie Les Bœufs du Soleils (p.553): non content d’explorer les strates d’une langue, il la métamorphose, comme le passage des saisons et des époques, lui donnant tour à tour l’allure d’un texte en vieux [français], d’un discours digne d’un philosophe des Lumières, d’un roman naturaliste, une ritournelle populaire.
Ulysse explore toutes sortes de procédés narratifs différents, ainsi, se clôt-il par le monologue de la femme de Bloom, Molly. Ce monologue, intitulé Pénélope, est long d’une soixantaine de pages et se fait quasiment sans interruption, la ponctuation y est absente et les idées s’enchaînent comme elles le feraient dans une cascade de pensées plus ou moins troublée.
D’autres procédés moins classiques sont aussi utilisés, notamment sous une forme théâtrale, ce qui nous donne Circé, épisode assez surréaliste (mais tout le livre ne l’est-il pas ?) où Bloom est confronté aux prostituées de Dublin.
Il y aurait un millier d’autres détails à souligner. Par exemple, Stephen Dedalus est également présent dans son roman, largement autobiographique, Portrait de l’artiste en jeune homme (ou Stephen le Héros dans certaines versions).
L’article de wikipédia souligne le rapport entre les chapitres et un art, un symbole, une couleur… c’est une optique de lecture très intéressante, mais plutôt pour une relecture. J’avoue ne même pas avoir fait attention au découpage opéré entre les sections du roman, ni aux références à L’Odyssée pour cette première lecture, préférant me concentrer sur les déambulations-digressions de Leopold Bloom et, puisque j’avais la chance d’y être, aux lieux de Dublin qui sont décrits dans le livre. La chance de pouvoir visiter et ressentir les lieux dont il était question dans le roman a sans aucun doute énormément joué dans ma lecture, nulle doute qu’elle aurait été plus ardue autrement.
Le Bloomsday, qui a lieu tous les 16 juin, est l’occasion d’excursions et de promenades organisés à travers Dublin à la découverte des lieux justement mentionnés dans Ulysse. Ces lieux sont signalés par des plaques de bronze portant une citation du roman.
Ulysse a été publié pour la première fois en 1922, en France, par la librairie de Syvia Beach, Shakespeare & Co. après avoir été refusé par tous les éditeurs, en partie parce qu’ils jugeaient son contenu obscène. Son manuscrit a ainsi été par la Hogarth Press, la maison d’édition fondée par Leonard et Virginia Woolf. On trouve une mention de ce refus dans la correspondance de cette dernière avec Lytton Strachey.
On nous a sollicités pour imprimer le nouveau roman de Mr. Joyce, tous les imprimeurs à Londres et la plupart de ceux en province ayant refusé. Pour commencer, il y a un chien qui p… — puis un homme qui défèque, et l’on risque la monotonie même sur ce sujet — de plus, je ne crois pas que sa méthode qui est très élaborée aille plus loin que couper les explications et mettre les pensées entre tirets. Je ne pense donc pas que nous le ferons.
Lettre du 23 avril 1918. Virginia Woolf – Lytton Strachey, Correspondance, Le Promeneur, Paris, 2009
Ulysse choqua le public lors de sa première parution, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, notamment parce que les mœurs se sont considérablement modifiés, à tous points de vue. Ce qui scandalisait au début du siècle passe plus ou moins inaperçu aujourd’hui.
En définitive, que retenir d’Ulysse ? Un livre-labyrinthe, un réservoir de reflexion, d’analyse littéraire, stylistique, historique, inépuisable. Une sorte de livre-objet qu’il est possible de diviser et de superposer à un nombre impressionnant d’autres livres. Inclassable sans aucun doute.
Maintenant, l’exercice de lecture demande réellement une implication,une motivation et une concentration qui peuvent décourager un lecteur hésitant. Ajouter à ceci que le statut “mythique” du roman n’est pas sans avoir un côté effrayant, pour peu que l’on soit intimidé -ou rebuté- par les “classiques mythiques”.
L’avantage de Ulysse, c’est que le style est tellement variable suivant les chapitres qu’il est tout à fait possible, pour ne pas dire probable, que l’on en apprécie un et que l’on en déteste un autre. Aussi je ne vois pas pourquoi il ne serait pas possible d’en lire uniquement une partie si on le souhaite. Certes, ca ne donne pas un aperçu juste de l’ouvrage, et il serait possible de trouver toutes sortes d’arguments allant contre cette méthode. Ceci dit, si cela peut contribuer à démystifier ces pavés de la littérature, à les garder en vie et à ne pas donner continuellement aux gens qui n’ont pas lus tel ou tel livre le sentiment d’être incultes, mais au contraire à leurs montrer qu’au final, ce n’est livre et qu’il n’est pas nécessaire de pouvoir en parler sur un ton professoral pour avoir le droit de l’ouvrir, alors pourquoi pas ? Il ne s’agit pas de simplifier un ouvrage comme le font les versions expurgés, ni même de sombrer dans l’exégèse comme beaucoup d’ouvrages universitaires “pratiques” le font, dans le but de donner aux élèves des idées intelligentes à insérer dans leurs dissertations. Il vaut mieux, à mon sens, lire un seul passage d’Ulysse -ou de tout autre roman du même genre- et le comprendre, l’apprécier, qu’il nous donne envie de continuer à lire plutôt que de se gaver avec la littérature comme on le fait avec les oies.
Photo personnelle. Ne pas reproduire sans autorisation, merci.
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