Demain, le Théâtre permanent de Gwénaël Morin joue la fameuse pièce de Shakespeare pour la dernière fois de l’année, à la suite d’Antigone d’après Antigone de Sophocle, et avant Woyzeck d’après Woyzeck de Büchner, devant un public nombreux et enthousiaste. Chaque soir, ce sont une quarantaine de personnes qui repartent, faute de place. Et pour cause…
Le dispositif scénique est pour Hamlet bifrontal : les spectateurs sont en U, sur deux rangées, U refermé par un rideau régulièrement actionné par un jeune homme en jean-baskets qui suit le texte sur des photocopies. Ce rideau est la sortie du théâtre, la sortie du réel, l’entrée du fantôme (représenté par rien) et de la folie. Ouvert, fermé, il encadre l’espace de son noir de velours. Les comédiens sont pour la plupart assis dans le public : le roi et la reine, Claudius et Gertrude, l’oncle et la mère d’Hamlet (Gwénaël Morin lui-même et Barbara Jung) trônent, l’un en pull bleu marine et jean, l’autre en robe de mariée enfilée à la volée par-dessus un jogging moulant et un dos-nu noirs, face au rideau, de l’autre côté de la salle, devant un écran de télé qui projette une version cinématographique de la pièce (probablement celle de Laurence Olivier de 1948), dans une mise en abyme drôle et réussie (quelques personnages s’installeront plus tard devant l’écran pour se regarder).
Donc, tandis que Laurence Olivier évolue en noir et blanc dans des décors classiques, des costumes d’époque, dans un registre tragique légèrement emphatique, Gwénaël Morin tire la pièce vers le comique et la théâtralité. Dès la première scène, trois acteurs surgissent en K-ways comme autant de capes sombres, brandissent des armes en carton, se cachent derrière des couvertures tendues desquelles dépassent les mains qui les tiennent, changent de rôle à vue (l’excellent Grégoire Monsaingeon par exemple joue deux personnages différents, l’un sans lunettes, l’autre avec). La folie d’Hamlet (Renaud Béchet, parfaitement convaincant) est musicale : tantôt il hurle dans un micro accompagné au Fender Rhodes, tantôt il se roule par terre dans ses habits de deuil inamovibles. Tout de noir vêtu, il fait pendant au blanc d’Ophélie l’ingénue (Virginie Colemyn, époustouflante), laquelle finira dans une folie fleurie.
Enfin, le texte a été traduit et adapté librement par Joris Lacoste (l’actuel co-directeur des Labos) : on entend ainsi moultes insultes très contemporaines, et il est même fait allusion aux K-ways au détour d’une phrase, ce qui n’a pas l’air de convenir à un (faux) spectateur qui, lors d’une scène particulièrement débridée, se lève en criant : “Où est Shakespeare là-dedans?!”, avant de fuir la salle, furieux, puis de revenir à la fin pour saluer. Hormis cette aberration dont j’ignore d’où vient l’idée, et qui me paraît inutile, voire nuisible, le spectacle est non seulement cohérent en lui-même, mais aussi au sein du projet du Théâtre permanent, et en continue et développe la ligne directrice.
© Julie Pagnier
Le théâtre brut (selon le terme de Peter Brook dans L’Espace vide) revendiqué par Gwénaël Morin est ici particulièrement vivace. Celui-ci, quittant son rôle d’acteur pour entrer dans la peau du metteur en scène, donne quelques indications comme “rideau”, “noir” ou “entracte”. Il sort ainsi de la fiction et du théâtre, et nous en fait sortir aussi : lors de l’entracte, alors que les spectateurs sirotent un coca en feuilletant le journal des Labos, il déboule dans la salle en criant de déplacer une table, aussitôt suivi par Ophélie au désespoir à l’annonce de la mort de son père. Le spectacle reprend, on ne nous demandera pas de rentrer à nouveau dans le théâtre. La troupe utilise les bancs, l’escalier, bouscule et déplace le public, qui reste debout pour le dernier acte, surpris. Et ravi.
Les applaudissements sont énergiques, les bravos répétés et les yeux pétillants. Le Théâtre permanent mérite largement son succès. Il arrive à faire de pas grand-chose (trois K-ways, quelques notes au piano, une couronne en carton, un rideau, du ruban adhésif) un remarquable spectacle, dont la “pauvreté” est un tremplin pour l’imagination. Comme quoi pas besoin de richesse ni de sophistication excessive, intensité et inventivité suffisent, voire sont les conditions, d’un théâtre vivant.