Incontestablement, Percival Everett s'est follement amusé à écrire, à composer
Le supplice de l'eau (et sa traductrice à le traduire !). Incontestablement, je suis tombé dans son jeu et je me suis allègrement bidonné. Joyeuse fête entre le vertige intellectuel de
Piglia et la crasse existentielle de
Gass,
Le supplice de l'eau fait partie de ce corpus de textes mineurs mais enchanteurs, exercices ludiques, récréations intelligentes, respiration oxygénante permettant ensuite une plongée en apnée dans le corps étranger et pourtant familier de la littérature à eau noire de William H. Gass (
Sonate Cartésienne, Ed. Cherche Midi), de l'argile polychrome de Jean-Marc Lovay (
Tout là-bas avec Capolino, Ed. Zoé) et du cumulus euphorisant et chargé de nuances de
Daniel Sada (
Casi Nunca, Ed. Anagrama), mes lectures dernières au sommet.
Un indispensable ballon d'O
2 est quelquefois nécessaire entre deux lourdes lectures. Everett, comme
Basara ou
Chevillard que j'apprécie énormément, permet de se requinquer, avant de nouvelles pénétrations poisseuses, salissantes et nécessairement salutaires.
Les livres de ces trois amphitryons jouent sur la forme, jouent sur le fond, jouent sur les personnages, jouent sur l'histoire, jouent sur le langage, jouent sur l'énonciation et la narration, jouent avec la culture, jouent avec le lecteur, et c'est peut-être la seule réserve qu'il serait possible de leur adresser, je dirais : de trop jouer et de ne pas sauter le pas du risque irréversible, de refuser en quelque sorte le hors-jeu. En même temps, je dirais toujours, leur talent - et il est véritable - est de parvenir à garder à l'esprit qu'un jeu ne peut être joué que sérieusement, et avec le plus de sérieux du monde, et qu'il n'y a rien de plus ennuyeux qu'un sérieux incapable d'humour et de ludisme.
J'estime donc qu'ils auraient préféré mettre les deux pieds d'un coup sur le plateau ludique de la littérature et de la création, sans gratter sur le bord, ou carrément taper dedans. Ce n'est cependant pas fâcheux non plus.
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Le supplice de l'eau, on ne se trompera pas, je l'ai dit, est un excellent livre de transition ou de respiration. Une gourmandise fine et travaillée qui donne de l'appétit.
La trame : Après le meurtre de sa jeune fille, un écrivain de romans à l'eau de rose, reclus dans le fin fond de la cambrousse, kidnappe un quidam, bouc-émissaire de sa vengeance, et le torture, tout en couchant sur le papier ses pensées et actions comme dans un exorcisme enfiévré.
La forme : le fragment. Pensées jetées sur papier, réflexions philosophiques éparses, remarques matérielles, dessins ébauchés, délires langagiers, dialogues salés, souvenirs, projections, blagues, poèmes... tout y passe, en jamais plus de trois pages.
Le jeu : finalement, puisque j'en parle depuis tout à l'heure, c'est d'inventer un narrateur aussi honnête que menteur qui, par l'absurde, essaie de répondre à une question absurde, démonstration insensé d'un monde insensé : le meurtre d'une jeune fille, la torture d'un prisonnier, actes très certainement gratuits.
L'ingéniosité dont fait preuve Everett sur la forme rend la lecture rapide et réellement agréable. Les fragments - il s'agit ici de pièces d'un puzzle narratif qui appartiennent en toute simplicité au même tableau - permettent des sauts rythmés et vifs, mais toujours dans le délire et la fièvre du personnage principal : Ismaël Kidder. C'est l'entité essentielle du livre et c'est sa folie que le lecteur va voir se dérouler. Folie ou lucidité, c'est toujours dans l'emballement d'un raisonnement qui lui échappe qu'il agit et qu'il écrit : journal qui n'en est pas un, ébauche de fiction ou d'essai ou de poème qui ne cesse d'avorter. Ismaël, philosophe amateur, se posent des questions, avec les Grecs qui l'accompagnent du début à la fin du livre, cherche à justifier le meurtre de sa fille, comme les actes et décisions qu'il considère barbares de son gouvernement. Reproduction de l'absurdité de la société dans sa cave, à l'échelle miniature, il torture le bouc-émissaire en cherchant entre autre ce qui a de moral à ne pas le faire. Finalement, le plus tragique - du fait du jeu proposé par Everett - est le plus cocasse. L'absurdité règne, et la raison comme le langage (double sens grec du
Logos) n'aboutit qu'à des syllogismes et des jeux de mots. Jolie déconstruction du discours, le roman propose aussi de rendre compte de sa vanité devant les faits, par exemple en dénonçant par l'image la torture du gouvernement américain dans les prisons de Guantanamo et d'Abou Ghraib, mais, conclusion, Everett n'aura cependant rien changé à l'affaire et au cours des choses, même simplement dans l'esprit du lecteur. Disons que je n'ai pas été sensibilisé à l'aspect politique du livre alors que m'a parfaitement emballé son ton philosophique et taquin.
Au final, je trouve qu'il y a quelque chose de désespéré dans ce livre, comme dans ceux de Basara et de Chevillard, qui provient peut-être d'un certain confort dans lequel se placent ces écrivains qui ont pleine confiance dans la langue et ont bien conscience qu'il n'y a pas que ça. On regretterait alors, oui, qu'ils n'aillent pas voir ailleurs dans le langage, contre le langage, à côté du langage ce qui se trouve, et en même temps, il est bon de se faire rappeler de temps à autre que si nous (en) sommes là, c'est que tout émane d'une construction verbale :
Ce pourrait être soit/soit et et ou ou ou bien et ou bien ou ou encore et et, mais soit l'un soit l'autre c'était soit Kierkegaard et/ou Freud puisque en rêve soit/soit équivaut à et. Ou alors ? Oh mon dieu, j'ai fait bouillir ma montre.
Mais si je pose ici que ma mission est exclusivement littéraire ? Que je suis lancé dans un travail de sape et d'érosion d'un genre littéraire spécifique. Blabla et patati et blong. Et si je m'en tiens là ? Et si moi, mon personnage, suis infecté, imprégné par la maladie du genre dont je professe la pratique ? Suis-je un Palmerin le roué ou Lancelot ? Puis-je ici négligemment repousser toute prétention à la réalité, pour ainsi dire, dans ma prétendue, ma si peu commode prétendue histoire ? Et si tout cela n'était que ruse, astucieusement avancée pour couvrir l'audace de mes actes pourtant diaboliques mais aussi fort simples, couvrir mes traces, couvrir mes arrières ?
Tel est mon délicieux et doux alibi. Et quel alibi. Je me contente de dire que rien de tout ceci n'est réel. Ce n'est pas du sang que vous voyez sur mes mains, sous mes ongles. Ce réseau d'implications n'est rien de plus que des miroirs, des ficelles, un peu de fumée, de sang et de jugement, bon ou mauvais, parfaitement mêlés, discursifs aussi peut-être un peu, mais seulement dans votre imagination, tandis que je vous déclare aussi avoir mangé de tendres créatures encore en vie.