Hier, la génération de nos parents attendait les œuvres des « littéraires » comme la génération d’aujourd’hui attend le dernier film. Les auteurs étaient des marques et chacun appréciait, durant les trajets en métro ou en train, ou le soir avant de s’endormir, leurs facéties et leurs pensées. C’était hier. Aujourd’hui, envahis de télé et de net, de mobiles et de réseaux sociaux, la « pensée » se dilue dans le magma de la « com’ ». Les livres sont réduits aux objets, voire au twit, des marchandises « vues à la télé » ou rigolées dans le buzz. On les achète « pour consommer tout de suite » entre un paquet de lessive et un kilo de tomates. Cela donne du jetable à la Nothomb, des dictées courtes à la Delerm, ou tout un histrionisme papier que l’horreur de s’encombrer fera bientôt donner au recyclage.
Rien de tel avec le « dernier » Finkielkraut. L’auteur, professeur de philosophie et enseignant de l’élite polymatheuse, renoue avec ses grands ancêtres intellectuels des années 50. Il lit, il pense, il prend du temps. Ce temps qui se fait rare dans le stress pressé du petit-bourgeois français qui a toujours peur de n’être pas à l’heure, à la hauteur et – surtout – à la dernière mode. Lire : kèsksèksa ? Ca gonfle (version bas-ventre), ça déprime (version cœur artichaut), ça prend la tête (version beauf potache). Or, nous dit Alain Finkielkraut, la lecture nous fait homme. C’est-à-dire ni ange, ni bête, ni « bureaucrate (…) d’une intelligence purement fonctionnelle », ni « possédé (…) d’une sentimentalité sommaire, binaire, abstraite, souverainement indifférente à la singularité et à la précarité des destins individuels » p.9.
En bref, sans la littérature, cette médiation, « la grâce d’un cœur intelligent nous serait à jamais inaccessible » p.10. Ce livre est donc un livre de lectures, neuf lectures exactement, toutes du XXe siècle. Un seul Français : Albert Camus. Deux Russes et deux Américains, un Tchèque, un Allemand et une Hollandaise. Ajoutons (le total peut être supérieur à 100) au moins deux Juifs. On sait la sensibilité juive écorchée de Finkielkraut qui le fait parfois déraper dans l’irrationnel quand il s’agit de la politique, cette mauvaise foi permanente. Rendons-lui grâce de sortir de sa culture identitaire (un mot qui fait débat) pour apprendre d’autres auteurs qui ne sont pas de son ethnie. Mais ils sont de sa « culture » et c’est ce qui importe. Nous savions Alain Finkielkraut doué d’une grande intelligence ; il prouve qu’il a aussi du cœur.
Car ses lectures sont des passions. Elles nous font, certes, réfléchir sur l’humain, mais pas sans exemple incarné, éphémère, singulier. L’humain ne se réduit surtout pas l’Humanité, cet objet d’abstraction d’une Histoire à la Hegel. L’humain est au contraire l’être là, devant soi, celui qui désire et qui aime, qui a du courage et de la lâcheté, ancré dans sa petite vie aussi respectable qu’une autre. « L’œuvre d’art, disait en substance Alain, ne relève pas de la catégorie de l’utile. Si l’on veut juger de sa valeur, on doit donc se demander non à quoi elle peut nous servir, mais de quel automatisme de pensée elle nous délivre » p.13.
- C’est donc le Ludvik de Kundera qui écrit par dérision « vive Trotski ! » à sa fiancée partie en formation militante, qui enclenche l’engrenage de la bêtise socialiste, du Complot contre le Peuple, du grain contre la marche de l’Histoire, en bref tout ce « sérieux » ineffable des croyants.
- C’est l’Ivan de Grossman, dénoncé par un « camarade » de Parti, qui se refuse à condamner le délateur en montrant que chaque Judas est un être irréductible à son acte.
- C’est le Sebastian de Haffner (l’auteur et son double) qui montre combien « l’encamaradement » des hommes tend à rendre un Etat totalitaire, le groupe fusionnel comptant plus que tous les principes moraux. Ce qui réduit la « race » à la biologie alors qu’elle signifiait, dans l’Ancien Régime, « une forme de noble fermeté, une réserve de fierté, de force d’âme, d’assurance, de dignité, cachée au plus intime de l’être » p.89.
- C’est le Jacques de Camus (son double là aussi) qui refuse d’abandonner l’existence humaine à l’Histoire et la justice concrète aux slogans militants.
- C’est le Coleman de Roth, professeur d’université d’origine nègre, qui s’est dit juif pour se marier, accusé de racisme par l’ignorance de langue de deux potaches qui séchaient les cours ; et tout l’engrenage de la moraline, de la bien-pensance abêtie de grégarisme médiatique, rejette ce mouton noir du consensus politiquement correct. Cela au pays des libertés, évidemment.
- C’est le Jim de Conrad, féru d’aventures et d’héroïsme dans ses rêves mais toujours en décalage d’un bon choix dans la réalité vécue. Il n’est jamais à la hauteur de la mission qu’il se donne et, au lieu de se contenter de vivre sa vie, il veut la créer, toujours en retard parce qu’il ne peut rien prévoir de l’inattendu.
- C’est le narrateur sans nom des ‘Carnets du sous-sol’ de Dostoïevski, qui croit que l’intérêt et la volonté ne font qu’un, ne réussissant dans l’existence qu’à se rendre invivable. Egoïste, aigri, cherchant à se faire reconnaître, il se rend inexistant.
- C’est l’Austin de Sloper qui croit être avisé et aimant en montrant à sa fille combien son soupirant est un coureur de dot, faible et inintéressant. Au risque d’inhiber un destin qui aurait pu être heureux, sait-on jamais ?
- C’est la Babette de Blixen, servante française communarde exilée en Suède luthérienne, qui monte un banquet énorme avec ses gains de loterie pour affirmer que l’art est plus fort que l’ascétisme croyant. Parce que l’on vit ici et maintenant et pas dans l’éternité ; avec tous nos sens et pas en purs esprits ; avec les autres hommes et pas avec ses seuls principes.
Ce sont tous ces « héros » trouvés dans la littérature qui font penser. A l’esprit de sérieux, à la croyance en la Vérité absolue, en la culpabilité du bon droit ou de la bonne conscience, en cette raison pure qui est comme un alcool sans eau : elle brûle immédiatement tout ce qu’elle touche en faisant disparaître aussitôt tout raisonnable. Finkielkraut dénonce à l’envi « les ravages provoqués par la prétention humaine à occuper la place que Dieu a laissé vacante » p.20 ou ceux qui se veulent « déchargés du fardeau de la liberté par l’instance qui s’assignait pour mandat la libération de tous les hommes » p.49. Il exalte plutôt la « révolte des modérés », ces humains trop humains et qui tiennent à le rester. Vous peut-être, moi en tout cas.
Il y a beaucoup à lire, à méditer, à citer, dans ‘Un cœur intelligent’. Il vaut bien mieux que les tonnes de littérature à l’estomac, aussi insipides qu’indigestes, qui peuplent à chaque rentrée les rayons. Voici un livre qu’on ne jette pas : on le transmet. Ce qui est peut-être le plus bel hommage.
Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, août 2009, Stock/Flammarion, 282 pages, 19€