Il est sans doute l'un des êtres les plus érudits qu'il m'ait été donné de rencontrer. A coup sûr, Alberto Manguel, que m'avait vivement conseillé de rencontrer un autre savant, Hubert Nyssen, est un honnête homme, au sens où l'entendait le dix-septième siècle. Car en plus de cette immense culture, il sait s'adapter à son entourage et converser le plus simplement du monde, sans jamais chercher à semer son interlocuteur.
C'est ce que j'ai ressenti lorsque je l'ai interviewé, entretien que vous pourrez goûter avec délice, je l'espère, à l'issue de cette série de chroniques que je consacre à cet écrivain. Écrivain mais aussi et peut-être avant tout lecteur tant il est vrai qu'Alberto Manguel, - citoyen canadien né à Buenos Aires, polyglotte et écrivant le plus souvent en anglais -, redonne ses lettres de noblesse à cette occupation passionnante et tellement active.
Alberto Manguel dans sa bibliothèque, chez lui, à Mondion
Paru en 2005 Un amant très vétilleux n'est pas son premier livre mais celui qui m'a fait entrer dans son monde. D'une certaine manière, je suis content que le hasard m'ait conduit vers ce roman qui raconte un instant de vie – ne cherchez jamais la globalité chez Alberto Manguel – d'Anatole Vasanpeine - « Va sans peine » -, préposé aux Bains-Douches dans le Poitiers du dix-neuf/vingtième siècle, homme qui présente l'intérêt d'avoir un goût très prononcé pour les détails.
« Ce qui est remarquable, dans la collection de Vasanpeine, c'est l'indifférence, chez un être aussi jeune, envers la forme conventionnelle, la figure reconnaissable, l'objet-dans-sa-totalité ou Gesamtkunstwerk, envers la division traditionnelle des domaines naturels aux frontières rigoureuses entre le minéral, le végétal et l'animal. Dès son plus jeune âge, Anatole Vasanpeine voyait du monde des fragments singuliers sans recourir à une Gestalt universelle. »
Et voilà comment, en peu de temps, en peu de mots, Alberto Manguel nous pose les contours de sa « méthode » quasi philosophique. Il assume le fait d'entrer dans le monde de la connaissance sans chercher l'impossibilité du tout. Cette démarche, vous le verrez plus tard, en particulier dans Tous les hommes sont menteurs, est un rapport au monde qui pose la question de la vérité. Il n'y a pas de vérité absolue, universelle. J'aime cette démarche qui est assimilable à une mise à nue mais ne pose pas de limites, paradoxalement, puisque la volonté de compréhension de l'auteur n'a pas de bornes.
En 1915, Anatole Vasanpeine fait une rencontre déterminante. Celle d'un libraire japonais, M. Kusukabe, qui va l'initier à la photographie.
« Ses images de rites funéraires bouddhiques, des cadavres enveloppés de linceuls blancs, ou vêtus de kimonos aux motifs sophistiqués, des premiers fumeurs de tabac initiés à cette coutume répugnante par de rusés commerçants portugais, des instruments de musique utilisés par les geishas dans leurs rituels, luths à trois cordes, tambours tailo et flûtes füe, enchantèrent le jeune Vasanpeine le jour où, au lieu de rentrer chez lui directement, il pénétra dans la boutique afin d'en explorer les rayonnages et découvrit les albums reliés de nacre et d'écailles de tortue qui renfermaient des spécimens du travail de M. Kusakabe. »
Il est donc question ici du regard posé sur le monde et ayant un prolongement physique via la photographie. Qu'est-ce que la réalité et comment la dire ? Est-il possible que le résultat magnifie le modèle ? Sans doute, mais j'y vois aussi là une comparaison au défi posé par la littérature. Je ne partage donc pas du tout la thèse selon laquelle Un amant très vétilleux ne rendrait pas « hommage à la chose lue », comme d'autres livres . Rappelons que Kusakabe tient une librairie, ce lieu où Alberto Manguel a passé et continue de passer beaucoup de temps. Et si Vasanpeine change son regard c'est par l'intermédiaire des livres, que certains continuent pourtant de ne pas assimiler à la vie. Une vie qui éduque le regard, qui oblige à regarder autrement autour de soi tout en s'en nourrissant.
Vasanpeine se voit donc enseigner l'importance de ce cheminement. A la mort de son « maître », Anatole n'hérite de rien. Rien de matériel s'entend. Mais s'il se met à photographier les clients des Bains-Douches, c'est parce qu'il a intégré cet héritage. Est-il voyeur ? Je ne le crois pas.
Mais l'expérimentation du monde peut parfois conduire à un autre destination. Et quand Anatole Vasanpeine, dans un café, rencontre une femme dont il tombe amoureux, qu'il poursuit et finit par prendre en photo, il réalise soudain que l'image est moins forte que la réalité. J'y vois ici l'attitude de l'homme de lettres ébranlé à l'idée que sa démarche ne corresponde pas à son idéal.
Un amant très vétilleux est donc pour moi un essai philosophique écrit dans une forme romanesque un peu à l'image de Voltaire et de son Candide.
Et puis, cette entrée en matière serait incomplète si elle ne mentionnait pas la présence, en notes de bas de page, d'un certain Jean-Luc Terradillos, journaliste et ami d'Alberto Manguel, à qui l'auteur prête la rédaction d'ouvrages totalement inventés et qui reviendra dans Tous les hommes sont menteurs.
Le regard dont il est question dans Un amant très vétilleux n'est pas le seul des cinq sens sur lequel insiste Alberto Manguel dans sa tentative de compréhension, même parcellaire, du monde. « L'écrivain est l'oeil, le nez et l'oreille de la société » nous dit l'écrivain à la fin de ce roman. Voir le monde, le renifler et l'écouter, y compris dans ce qu'il a de plus noir, nauséabond, strident.
Bien que citoyen canadien, Alberto Manguel est né, rappelons-le, en Argentine, pays qui connut la dictature. Les militaires, alors au pouvoir à Buenos Aires, prirent part à l'opération Condor, une alliance de régimes autoritaires sud-américains déterminés à réprimer dans le sang l'opposition politique, tout cela avec, sinon la bénédiction, du moins l'accord tacite d'une partie de la communauté internationale dont certains des représentants participèrent activement à cette bien sinistre entreprise.
C'est de cela dont il s'agit dans ce roman qui se passe en grande partie à Percé, au Canada. Il nous introduit dans la famille Berence. Famille respectable, semble-t-il, où la petite Ana fait ses premiers pas dans le monde avec Rebecca, sa nounou. Apprentissage de la vie qui commence sur une scène très forte, celle de la noyade d'une petite fille, Josie.
Ce décès est le point de départ d'un flash-back. Nous voici projetés cinq ans plus tôt dans la capitale argentine, aux obsèques de Luisito, le neveu de Rebecca, mort pour avoir tenté vainement d'empêcher l'enlèvement de son père. Qui sont les assassins, qui sont les commanditaires ? Un mystère que la famille cherche précisément à percer.
Il ne m'appartient pas d'en dire davantage sauf à ajouter, mais vous l'aviez déjà compris, que ces deux histoires, ces deux morceaux de vie, sont évidemment liés. Alberto Manguel recolle ici progressivement les pièces du puzzle en nous proposant un roman à plusieurs voix – comme c'est aussi le cas de Tous les hommes sont menteurs -. Car, outre Ana et ses parents, Antoine et Marianne Berence, nous croisons ici un policier, ancien soldat ayant servi l'armée française durant les « événements » en Algérie ; Rebecca et sa soeur, Eulalia, sa nièce Lorenza, son compagnon Juan. Notons d'ailleurs l'importance du récit fait par Marianne, la future femme d'Antoine Berence qui choisira d'appeler sa fille Ana, comme la comédienne de théâtre dont elle fera la connaissance et à propos de laquelle elle dit : « Si j'avais un appareil, je prendrais sa photo ». Le regard, toujours.
Je suis sorti groggy de ce livre dont la lecture m'a mis dans un état de très vive tension. Cette histoire m'a fait l'effet d'une mise au point. Comme si Alberto Manguel s'était soudain transformé en cameraman et prenait un malin plaisir à parvenir le plus lentement qui soit à la netteté de son objet. Une fois l'entreprise couronnée de succès, nous voici confrontés à une réalité qui gifle – réalité littéraire, certes, mais basée sur des faits établis, connus et qui apporte un nouvel éclairage par rapport à un récit dit « objectif », journalistique par exemple, plus froid peut-être -.
A propos de journalisme, d'ailleurs, notez comment, dans le titre de cet ouvrage, Alberto Manguel « angle » son sujet à la manière d'un confrère. Car il n'est pas question ici d'une somme considérable sur Robert Louis Stevenson dont les faits et gestes seraient présentés et analysés à la loupe. Nous n'avons pas affaire à l'un de ces volumineux ouvrages sur la vie de l'auteur de L'Île au trésor. Non. Albero Manguel préfère se concentrer sur un moment de vie très précis de son sujet, en particulier les dernières années de sa vie aux îles Samoa où Stevenson s'installe définitivement en 1890 pour soigner de graves problèmes respiratoires.
Ce roman – je vous disais bien qu'il ne s'agit pas d'une biographie – est d'abord l'histoire d'une rencontre entre un obscur missionnaire du nom de Baker et Stevenson. Ce qui distingue ces deux hommes est le rapport qu'ils ont au monde et qui pose encore une fois la question de la vérité. Pour Baker, il n'en existe qu'une seule : celle des Écritures. Stevenson, lui, ne peut concevoir d'être l'esclave d'une seule lecture, d'une seule histoire. Je trouve qu'il s'agit là d'un roman sur la notion d'absolu dans laquelle Alberto Manguel range bien sûr la littérature, la lecture.
Pas étonnant dès lors que, dans cette histoire, nous croisions un autre homme de lettre en la personne de Lloyd Osbourne et que nous écoutions avec attention les buts littéraires de Stevenson : « guerre à l'adjectif, mort au nerf optique ». Ces mots peuvent être considérés comme le prélude à une introspection, à une exploration de l'inconscient. Cette quête intérieure de l'homme ne peut que s'opposer à la démarche d'un Baker qui réfute ces principes au nom de la vérité révélée.
Mais Baker est-il vrai ? N'est-il pas un double de Stevenson, inoubliable auteur de Dr Jekyll et Mr Hyde ? Cette confrontation deviendrait alors celle d'un homme avec lui-même. Alberto Manguel évoque ici la prise de bec entre Robert Louis Stevenson et son père après que ce dernier lui a lancé : « Je préférerais te voir dans la tombe plutôt qu'ébranler la foi d'autres jeunes gens ». Rappelons que les hommes de lettres ont, à certaines périodes de l'histoire, été assimilés à des démons accusés de semer le doute dans le cerveau des lecteurs.
Dans ce roman, il est aussi question de meurtre d'une jeune fille et de feu purificateur dévastant un saloon. Stevenson fera figure d'accusé avant que les soupçons ne se portent sur le missionnaire. Mais si l'on prend l'un pour l'autre, c'est donc qu'il n'y a pas de certitude. D'ailleurs, Baker ne dit-il pas à Stevenson : « Nous sommes tous les personnages d'une même histoire, les rôles sont interchangeables, même ceux du conteur. ». Alors non, la vérité ne peut-être absolue. Le lecteur rejoint Alberto Manguel dans cette quête de vérité littéraire où une chose peut être et ne pas être à la fois. Borges, dont il va à présent être question, est l'un de ceux qui ont exploité avec merveille cette ambiguïté.
Quand Borges était aveugle – mort au nerf optique clamait Stevenson, cf chronique précédente - Alberto Manguel venait faire lecture au vieux maître qui vivait alors avec sa mère, doña Leonor. Rituel immuable qui commençait par un premier contact avec Fany, la bonne, et se poursuivait dans un appartement présentant une bibliothèque semble-t-il bien décevante. On aurait volontiers pensé, pourtant, que Jose Luis Borges vivait entouré de livres, compagnons de route idéaux pour échapper aux « cauchemars qui ont hanté sa vie : les miroirs et les labyrinthes ».
J'ai lu avec beaucoup de gourmandise ce livre – qui, lui, n'est ni une biographie, ni un roman - parce qu'il présente les coulisses d'un grand littérateur sans céder au voyeurisme. J'aime aussi que le récit de ces moments de vie racontés par Alberto Manguel ressemble à l'univers des romans de Borges. Ainsi quand l'auteur nous raconte combien Borges prenait un malin plaisir à faire semblant de ne pas être aveugle avec certains de ses visiteurs, uniquement pour pouvoir un peu mieux les dérouter. Tout cela ne pourrait-il pas être le thème d'une nouvelle de Borges, précisément ?
Ce livre dans le livre est, selon moi, une des caractéristiques de l'écriture manguelienne. Une structure gigogne que l'on retrouve d'ailleurs ici : « Pour Borges, l'essentiel de la réalité se trouvait dans les livres ; lire des livres, écrire des livres, parler des livres. De façon viscérale, il était conscient de poursuivre un dialogue commencé il y avait des milliers d'années et qui, croyait-il, n'auraient jamais de fin. Les livres restauraient le passé. »
Plus loin :
« Il y a des écrivains qui tentent de mettre le monde dans un livre. Il y en a d'autres, plus rares, pour qui le monde est un livre, un livre qu'ils tentent de lire pour eux-mêmes et pour les autres. Borges était de ceux-là. »
J'apprécie beaucoup qu'Alberto Manguel ne cède pas à la révérence. Il est là dans cet appartement et ne semble jamais perdre de vue qu'il s'y trouve en compagnie d'un homme dont on ne cessera de souligner le rôle dans la Littérature. J'y vois là une démarche toute journalistique avec laquelle je me sens une réelle parenté. Mais un journaliste qui ne privilégierait jamais son « moi ». Tâche difficile pour un homme qui ne peut pas se cacher derrière l'apparente neutralité de l'objectif de la caméra. Non, ici les mots engagent la personnalité du narrateur qui pourtant réussit à disparaître.
C'est comme si Alberto Manguel, en entrant chez le vieil homme, pénétrait dans un monde qui ne serait déjà plus le nôtre, que nous ne pouvons pénétrer, contrairement à Borges :
« Il appréciait particulièrement les minutes qui précèdent l'assoupissement, ce moment entre éveil et sommeil pendant lequel il était, disait-il, « conscient de perdre conscience ».
« Je me dis des mots dénués de signification, je vois des lieux inconnus, je me laisse glisser sur la pente des rêves. »
Ainsi donc suivons-nous pas à pas Alberto Manguel à la lisière de ce monde. A la lisière oui car l'auteur ne prétend pas pouvoir pénétrer cet au-delà. Au-delà sans Dieu, précisons-le. Car comme disait Borges :
« Je suis le contraire des catholiques argentin, me disait-il. Ils ont la foi mais ça ne les intéresse pas ; j'ai l'intérêt, mais pas la foi. »