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Entretien avec Jérôme Lafargue

Par Thibault Malfoy

J'ai récemment publié sur ce blog la critique d'un premier roman qui m'a séduit, L'Ami Butler, de Jérôme Lafargue, chez Quidam Éditeur. Séduit car j'y ai retrouvé - entre autres - un peu du charme de mes lectures de Borges, et autre chose, non pas retrouvée mais découverte, un ton singulier qui vient enrichir de son apport la littérature. Aussi ai-je été tenté d'en savoir un peu plus sur cette voix nouvelle qui s'élève en cette rentrée littéraire 2007. Voici donc le compte-rendu d'un entretien que Jérôme Lafargue m'a accordé pas mails entre hier et aujourd'hui.

T. M. - Les premiers romans sont souvent l'occasion pour leurs auteurs de dégorger les lectures qui les ont façonnés en tant qu'écrivains. Les jeux littéraires qui abondent dans L'Ami Butler, faits d'érudition, d'impostures et de pastiches, sont-ils un moyen à la fois d'assumer cet héritage et de le subvertir pour affirmer sa singularité ? Un exorcisme plus qu'un simple exercice ?

J. L. - "Dégorger" et "exorcisme" ! Ceci renverrait à une volonté de me débarrasser de certaines lectures pour se donner l'impression d'exister par soi-même... Cela n'a jamais été mon intention, tout simplement parce que L'Ami Butler n'a jamais eu aucune visée stratégique. Je crois que j'écris comme je lis, de façon frustre et directe, sans me poser de questions compliquées, avec comme seul guide la recherche de l'histoire qui fait tenir les yeux et l'esprit ouverts. Ce qui ne m'empêche pas d'apprécier de loin en loin quelques textes plus touffus, fondés essentiellement sur le style. Néanmoins, je ne nie pas que l'écriture de ce livre m'a permis de me délivrer de quelques épines, mais elles n'avaient pas grand-chose à voir avec mes lectures passées, et elles n'étaient en plus pas forcément très douloureuses ! Enfin, je ne considère pas L'Ami Butler comme un exercice ou un jeu. Il y a certes une construction générale et des moments qui peuvent y faire penser, mais ils relèvent bien davantage d'un plaisir, d'une joie qui n'ont rien d'imposés.
T. M. - La biographie imaginaire de Maria Sombrano sur laquelle s'ouvre le livre évoque la littérature fantastique sud-américaine et ses figures de proue : Borges, Bioy Casares, qui animèrent la célèbre revue Sur, dont l'esprit d'érudition et de pastiche se retrouve dans votre roman. Vous sentez-vous une parenté avec cette littérature ?
J. L. - J'ai une grande admiration pour la littérature sud-américaine en général. Il y a une inventivité, un affranchissement des frontières souvent bluffants. Dans beaucoup de ces textes, on ne cherche pas à expliquer ou à conceptualiser l'impossible ou l'extravagant, c'est souvent posé comme un fait littéraire auquel le lecteur doit adhérer. C'est ce qui me séduit : par exemple, un type revient dans un village où tous ses amis sont morts mais lui parlent, ou alors se sont transformés en singes (etc.), mais ce n'est jamais abscons ou ridicule, parce que l'humanisme qui irradie de ces histoires est bien plus puissant que les interrogations futiles sur la vraisemblance. On se laisse emporter.
T. M. - Justement, dans votre roman, la fiction envahit le réel ou plutôt l'imaginaire d'un auteur (Timon Lunoilis) s'invite dans sa réalité, donnant lieu à la confrontation fantastique du créateur à ses créatures. Cependant, loin de la tentation du réalisme magique, vous faites jouer au personnage de Timon, via le journal que son frère Johan découvrira, le rôle de tout narrateur de texte fantastique : une tentative de rationalisation face à l'inconnu, puis l'installation du doute, et la fin ouverte, que l'enquête de Johan viendra clore en forme d'épilogue. On sent que vous êtes conscient de vous inscrire dans une longue tradition en abordant la thématique du personnage de fiction passant de l'autre côté du miroir. La mise en abîme de cette thématique par la culture littéraire de Timon est-elle une politesse destinée au lecteur, pour ne pas lui proposer simplement une figure littéraire déjà vue, mais plutôt une réflexion sur la nature de la création littéraire ?
J. L. - S'inscrire dans une longue tradition signifierait qu'il m'aurait fallu connaître la majeure partie de ce qui a été tenté, et aurait supposé de ma part une certaine révérence. Or, si j'ai bien effectué quelques recherches sur le thème du personnage de fiction qui envahit la réalité de son auteur, je me suis bien vite rendu compte que les écrits sur ce thème étaient très hétérogènes. Avant d'être enseveli sous les références et écrasé d'un simple point de vue créatif on va dire, j'ai préféré remiser cet aspect érudition à bon compte, et donc partir sur d'autres voies. Il faut se sentir libre, et donc s'affranchir de ce qui a été déjà fait, ce qui ne signifie pas qu'on nie les précédents ou qu'on ne les respecte pas. Mais tracer son chemin se fait parfois au prix d'un certain aveuglement : il faut être buté et sûr de soi ! Partant du principe que l'originalité en littérature c'est quand même un immense serpent de mer. La singularité d'accord. L'originalité (c'est-à-dire la découverte d'une approche totalement novatrice), c'est plutôt rare. Mais ce n'est pas handicapant : comme lecteur de science-fiction, je suis parfois estomaqué des différences de traitement que certains auteurs font d'un sujet parfaitement identique ; par exemple, deux mastodontes de la SF contemporaine, Greg Egan et Robert Charles Wilson, partant d'un thème parfaitement similaire (les étoiles disparaissent : pourquoi ? comment les hommes réagissent-ils ? etc.) ont proposé deux livres opposés en tous points.
Sur la question de la nature de la création littéraire, même si effectivement cela transperce le livre de part en part, je n'avais pas comme idée d'en faire le pivot. C'est plutôt une sorte de prétexte ; à la limite, la seule chose que l'on pourrait dire, c'est qu'il s'agit d'une interrogation sur mon statut personnel, sur mes préventions, mes craintes, mes souhaits, etc. Mais il y a des choses que je n'ai pas vues moi-même en écrivant et qui se rapportait à moi : il a fallu qu'un lecteur proche me les pointe du doigt. C'est aussi dans ces moments qu'on constate à quel point l'écriture peut nous échapper, même à l'instant où elle s'élabore. Dire que tout est prévu, conscientisé, c'est nier la magie de la littérature. Il reste que le point de départ était très naïf : un homme perdu parvient à sauver sa femme de la mort et à retrouver son frère grâce à la littérature, parce qu'il y a dans la fiction des gens chouettes qui pensent à vous !!!
T. M. - Le personnage de Timon, en écrivant ces biographies imaginaires, parle de son métier d'écrivain (et de lui-même) : difficulté d'écrire (Maria Sombrano, Owen W. Butler), ambivalence des sources d'inspiration et les problèmes d'éthique que cela pose (encore Maria Sombrano, Georges Gourdeleyre), plagiat (l'Abbé Romejols, dont la biographie ne sera jamais finie, difficulté d'écrire là aussi)... sans oublier l'image de l'écrivain maudit et/ou décadent (Ricardo Rekarte, Malcolm Dunbarne). Tous ces questionnements sur l'écriture et sur le rapport qu'on entretient avec elle s'inscrivent dans une thématique transversale : celle de la dualité créateur/créature ou du double (Timon/Johan et leur gémellité), avec à chaque fois des liens forts qui unissent les deux facettes d'une réalité à l'effigie de Janus, le dieu bifrons. Rétrospectivement, considérez-vous l'écriture comme un exercice (même inconscient) d'introspection ?
J. L. - Oui, bien sûr. Dans mon cas c'est une évidence, même si ce qui me sauve, c'est mon penchant pour raconter des histoires. Plutôt que de m'enliser dans une sorte d'autofiction sans intérêt (dans le sens où je ne vois pas en quoi ma vie présente de l'intérêt pour les autres), je préfère partir sur des aventures mystérieuses, quitte en effet à ne pas savoir moi-même ce que j'y trouverai et surtout ce que j'y laisserai en chemin comme indices. Encore une fois, on n'est jamais le maître de ce que l'on écrit. Des choses s'imposent, d'autres se dérobent ou se découvrent. Il n'y a pas de règle me semble-t-il. Mais le plus important, et c'est sans doute ce qui renforce le côté introspectif, c'est d'admettre qui est le véritable destinataire de ses écrits. Pour ce qui me concerne, je ne pense qu'à moi, je n'écris pour personne en particulier, ce qui ne m'empêche pas d'être heureux d'avoir des lecteurs, parce que le but recherché c'est quand même que d'autres prennent du plaisir à lire ce que l'on a créé. Il y a un côté hypocrite dans la démarche d'écriture, et assumer cette ambivalence permanente est parfois difficile. On peut être admiratif devant les personnes qui ont un don d'écriture fabuleux mais qui n'éprouvent aucun besoin de le faire savoir ; mais dans le même temps, on peut se demander si cette attitude ne relève pas d'un certain snobisme, ou alors d'une indifférence profonde vis-à-vis de l'objet littérature lui-même. Tout ceci est plutôt compliqué, mais des tas de gens en ont parlé bien mieux que moi. Cela dit, dans une question précédente, vous utilisez le terme de "politesse" vis-à-vis du lecteur. Je ne crois pas que ce soit une bonne chose d'être poli avec ses lecteurs potentiels : on peut les brusquer, les secouer, les émouvoir, mais ce sont des affects que l'on ne contrôle pas vraiment, excepté si l'on s'engage dans une production (j'emploie ce terme à dessein) ciblée sur un public spécifique, dont on pressent les réactions (quand on ne les a pas "marketées"). Tout ceci amène forcément à des interrogations où j'ai bien trop peur d'enfoncer des portes ouvertes : pourquoi écrit-on ? que cherche-t-on à prouver ? etc. J'ai certes abordé ces points-là, mais j'ai essayé de le faire de la façon la moins lourdingue possible, en passant par le jeu et les pistes cachées.
T. M. - J'ai cru comprendre que certains fragments de votre roman avaient été préalablement publiés dans des revues littéraires. Pouvez-vous nous parler de la gestation de votre texte et de la manière dont finalement il s'est vu éditer par Quidam Éditeur ?
J. L. - Entre le moment où j'ai commencé d'écrire L'Ami Butler et celui où il a été publié, il s'est bien écoulé deux ans et demi je crois. Donc, faire la genèse de ce roman ce serait très long, et puis c'est un peu ma salade interne : la dévoiler, ce n'est pas contribuer à la légende !!! Il y a eu des enthousiasmes, des abandons, et surtout des personnes qui m'ont encouragé. C'est la raison pour laquelle je tenais à ce qu'il y ait des remerciements. Mais j'ai toujours fait l'effort d'aller au devant de ceux qui me semblaient partager des goûts communs. La partie belle de l'histoire, c'est qu'au moment où je finissais par me persuader que L'Ami Butler (qui s'est toujours appelé ainsi) ne serait pas publié en raison de la trop grande singularité de sa construction, le site Du Beau Monde de Dominique Poncet s'est monté en fin d'année dernière.  Je connaissais le nom de Dominique Poncet par l'intermédiaire de la revue La Main de Singe. Alors je l'ai contacté directement en lui demandant s'il acceptait des textes d'auteurs inconnus. Il a été très clair : il ne voulait pas en publier, ou alors il fallait que de son point de vue ce soit terrible ! Je lui ai envoyé Ricardo Rekarte ainsi qu'une sorte de poème épique. Il a tout de suite accroché à Ricardo Rekarte, qu'il a publié dans la foulée (quant au poème, il a été publié dans Contre-feux, le revue de lekti, quasiment en même temps). Et de là tout s'est enchaîné, puisque Pascal Arnaud de Quidam a lu les deux textes, qui l'ont bluffé (c'est lui qui le dit !). Lui et un autre éditeur qui allait aussi sur le site m'ont demandé si j'avais quelque chose en cours. C'était un peu difficile (nous étions en janvier de cette année), parce que je ne parvenais pas à être totalement satisfait de L'Ami Butler. Alors, je l'ai de nouveau corrigé pendant deux mois, puis je l'ai envoyé aux deux. A peu près au même moment, Le Nouvel Attila de Benoît Virot publiait Maria Sombrano. L'un des deux éditeurs n'a pas totalement adhéré, mais Quidam s'est déclaré partant. C'était à la fin mars. Avec Pascal Arnaud, on a revu le texte et on a décidé de tenter la chance de la rentrée littéraire de septembre. Et voilà. Sincèrement, je suis très heureux d'être chez Quidam, parce que Pascal Arnaud soutient à fond ses auteurs, il se démène comme un diable. Avec lui on se sent entouré, déterminé.
T. M. - Comment vivez-vous cette rentrée littéraire dans la surproduction actuelle ?
J. L. - Plutôt paisiblement, puisque j'habite à des milliers de kilomètres de l'effervescence. Je suis sollicité, mais la plupart du temps je ne peux pas honorer les invitations (lectures, salons) pour cause d'éloignement. C'est parfois un crève-coeur, mais en même temps le recul s'impose de lui-même et ça donne encore plus de piquant ou de valeur aux bonnes surprises (les critiques dans des publications très diffèrentes, l'obtention du prix Initiales ou ma sélection pour le prix Wepler). Mais encore une fois j'ai la chance que le handicap de ma non-présence soit largement compensé par la présence de mon éditeur, qui oeuvre beaucoup pour le livre (et puis je ne suis pas forcément persuadé que la matérialisation physique systématique de l'auteur soit une bonne chose). On sait déjà que L'Ami Butler ne sera pas passé inaperçu, ce qui est une belle satisfaction il me semble, parce que ce n'était pas gagné. Une rentrée littéraire à plus de 700 livres, c'est une sorte de guerre de tranchées où il n'y a pas de cadeau, mais où tout est possible.
T. M. - Avez-vous des projets en cours ou profitez-vous du repos du guerrier avant de repartir fleur à la plume ?
J. L. - J'écris un autre roman, c'est la seule chose de sûre. Et j'y pense tout le temps.


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