Des pansements qui font penser, qui font du bien
Notes sur un livre d’Armand Dupuy
La joie est donc d’abord due au dispositif singulier de ce livre : on
trouve, sous les 17 poèmes en prose d’Armand Dupuy (situés toujours en haut de
la page de droite), la version anglaise de ces textes, et, comme en vis-à-vis,
sur la page de gauche, les dessins et peintures de Bobi + Bobi. C’est un plaisir esthétique (celui d’être en
face d’un bel objet) qui prime donc toute étude approfondie de ce livre. Cette
configuration spécifique, d’ailleurs, nous inviterait à analyser, plus que le
mode de signifier de chacun de ces textes ou dessins, les relations qui
s’établissent entre eux, le mouvement et l’énergie qui passent de l’un à
l’autre (la quatrième de couverture évoque un tel mouvement : « Ce
sont d’abord des peintures, trois ou quatre, qui ont ouvert un sillon rouge et
sans voix. Puis très vite des textes inattendus ont jailli. »). Faute
de vocabulaire adéquat toutefois (notamment en ce qui concerne l’aspect
pictural du livre), on se bornera à faire quelques remarques sur les poèmes en
français.
La joie, on en conviendra, est paradoxale : le titre insiste sur deux
points : la blessure (« Les pansements ») et le passé (la
mention de l’aïeule), à quoi il faudrait ajouter (à la faveur d’un jeu
graphique sur le a et le e collés dans le titre – ce que ne rend
pas la graphie ci-dessus) une référence à la pensée (« Les
pensements ») qu’on retrouve dans le texte. On voit qu’il n’y a pas là
de quoi se réjouir ! Mais ce paradoxe se double encore d’un véritable
hiatus entre les effets de la lecture et l’aspect programmatique du
titre : la tristesse qu’il évoque se voit en effet démentie par un
plaisir, tout à la fois « poétique et musculaire », comme le dirait
André Spire, créé par le rythme du texte et « la chair des
mots » ; et le passé dont il est question est comme nié par l’emploi
quasi exclusif du présent de l’indicatif – présent de narration, mais surtout
présent d’énonciation.
Le présent, et aussi le passé composé, liés tous deux, comme on le sait, à la
situation d’énonciation, à un hic et nunc de l’écriture, n’empêchent pas
pour autant le déploiement d’un récit – qui se joue et se noue entre quelques
pronoms, bien plus qu’entre des personnages distincts. Un Je rencontre « une
femme » dans la rue, marche derrière elle et la dépasse ; ce Je
s’adresse et répond à un Tu (« Tu me dis le temps fend »,
« J’attends ce que tu m’attends »…) – un Tu marqué par l’absence
(« tu n’es pas là […]. Tu ne viens pas. », « Toi, tu ne
recommences pas, tu sors ») ; enfin, le pronom Elle se retrouve
en de nombreux endroits du texte et semble lui-même se diviser en deux :
tantôt il désigne la poétesse Katherine Mansfield (poème 5[3]),
tantôt il qualifie l’aïeule (« elle aurait pu dire, elle aussi, l’Arrière-arrière-grand-maman »
– 7). Que raconte encore ce texte ? Il y est question de marche, de rues, de
viande à l’étal des boucheries, de Grande Guerre, de crachats de sang,
d’hôpital… Mais ce qui importe sans doute, c’est que ce récit est porté par un
récitatif – ou mieux : ainsi que le dit Meschonnic, c’est le récitatif qui
fait le récit – et qui fait du bien.
Ce récitatif est d’abord un choix d’écriture. Si l’un des livres précédents
d’Armand Dupuy[4] employait le trait
vertical (le slash) pour séparer des éléments phrastiques parfois
syntaxiquement liés (créant un brouillage vers-prose) et faire de chaque poème
(séparé du précédent et du suivant par un double slash) un bloc de texte
autonome, s’il a pu aussi écrire quelques poèmes en vers, il faut dire que ce
qui prime ici, c’est un certain usage de la prose, une ponctuation a priori
plus classique (point, virgule, deux points), ce sont surtout les reprises de
mots-motifs (« tête », « pensée », « dos »,
« sang », « rouge »…), de syllabes (allitérations,
assonances) dans un même poème et tout le long du livre – une manière de
favoriser un certain continu de la parole.
En vérité, la spécificité de l’ouvrage semble reposer sur une double idée,
contradictoire mais simultanée : celle d’une condensation / dispersion.
C’est ce que disent les poèmes (et les dessins), leur énoncé, mais c’est
surtout ce qu’ils font.
La condensation (passage d’un corps de la phase gazeuse à une phase solide ou
liquide), on la remarque dans la mise en page : chaque bloc de texte,
compact, tient et se tient (en haut de page pour le poème français, en
dessous pour la traduction anglaise). De même, les poèmes ne cessent d’invoquer
des objets (dès le poème 1 : « le temps rassemblé dans son
chignon, du temps bien serré », et plus loin : « son
chignon très dur » ou « une ampoule ») ou des parties
du corps (« J’ai ma tête, mon ring étroit ») dont la rotondité
disent bien la concentration et l’action de se blottir : « roulé
dans ton lit, tassé sur la chaise » (3), « Alors elle se noue
dans ses draps » (5), « Tu restes en boule, dans tes
draps » (11), « Elle ferme à double tour » (15)… Enfin,
c’est la prosodie elle-même qui semble condenser le livre, le refermer
sur lui-même. C’est ainsi que le texte s’ouvre sur la mention de la « tête »
et du « vent » (dont le phonème [ã] est disséminé, dans la
suite du livre, dans : « temps », « fend »,
« sang », « grand-maman ») et, trois poèmes
plus loin, sur « ce qu’on terre » (le verbe terrer est
évidemment mis en relation avec le nom « la terre »,
fréquemment employé aussi), et se clôt par ces phrases : « Certains,
jours, faudrait se taire, le vent claque dans les draps. Le A et le O soufflent
fort, c’est tout ». Plus qu’une histoire de motifs (ou de référents),
il s’agit ici de toute une signifiance (homophonie « terre »-« taire »,
paronomase « tête »-« taire », reprise de « vent »
au début et à la fin de l’œuvre, assonance en [a] (la lettre écrite est
présente dans « claque », « draps »), en [o] (la lettre
se retrouve dans « fort ») et en [u] (« jours »,
« tout ») qui fait du livre un ensemble de textes se répondant
les uns les autres – et se terminant par une clausule.
Pourtant, ce principe de condensation est contrebalancé par un processus de
dispersion : l’asphyxie à quoi peut mener la rotondité, l’enfermement,
l’action de se blottir (« Le manque d’air fait bloc ») se voit
contestée par l’appel du grand air. D’ailleurs, dès le début, le quadruple
accent des premiers mots (accent d’attaque sur « Nulle »,
accent syntaxique sur « tête » et vent », accent
prosodique sur « va ») met en valeur ce mouvement : « Nulle
tête ne va vent ». Joint au brouillage sémantique (on aurait attendu « va
vers »), ces mots montrent bien ce qu’ils disent : il
s’agit de laisser aller la tête (motif de la condensation, avons-nous
dit), de faire en sorte qu’elle s’abandonne au mouvement aléatoire du « vent ».
La dispersion est aussi comparable, dans tel exemple, à un processus de
liquéfaction – nous passons de la solidité d’un visage qui tient à son écoulement :
« Ceux [les pansements] qui tenaient sa joue, son nez, ses yeux.
Toute sa figure lui coulait dans le menton. » (c’est moi qui
souligne). À la faveur d’une proximité sonore (le phonème [u]) et d’une
paronomase (« coulait »-couleur), on pourrait penser ici qu’il
y a une volonté, chez Armand Dupuy, de mimer la peinture, de faire de
son écriture, en tout cas, un pendant de l’œuvre peinte de Bobi + Bobi –
d’utiliser, à l’instar de « la patmo » d’un Tarkos, les mots comme
de la couleur qui coule.
Dans ce rapport texte/image, se lit pourtant un autre effet de dispersion. Car
il y a une non-coïncidence entre celle-ci et celui-là. Au début du livre par
exemple, il faut attendre un ou deux poèmes pour retrouver la silhouette d’un
homme à une table, un lavabo, une tache de sang présents dans les peintures
(qui donc ne correspondent pas au texte dont elles sont le vis-à-vis). De même,
la femme de dos que représente la dernière illustration était déjà présente
dans le texte depuis plusieurs pages. Plus que dispersion (du sens), il
faudrait parler sans doute ici, d’ailleurs, de décentrement… Décentrement que
met en œuvre aussi le passage du français à l’anglais, biensûr.
Mais il faut insister, pour finir, sur la simultanéité de ces mouvements
contradictoires que sont la condensation-concentration et la
dispersion-liquéfaction-décentrement. On le voit notamment par la présence de
textes en surimpression dans certaines peintures. On le remarque aussi,
inversement, dans quelques pages de droite où le poème est comme baigné dans les
couleurs grise, rose ou rouge. Manière de fondre texte et image ? En tout
cas, voilà une façon de joindre la condensation et le décentrement. Un autre
exemple prouve une telle conjonction, de manière flagrante ; c’est au
poème 3 : « des fleurs décollées » se voient comparées à
des « demi coquilles d’œuf ». C’est d’abord dans les
deux occurrences que se fait la conjonction de la condensation (la forme des « fleurs »
et de l’« œuf ») et de la dispersion (« décollées »
et « demi coquilles »). Mais ce n’est pas tout : la
condensation / dispersion est présente aussi entre les deux occurrences,
par le quasi parallélisme de la structure sonore [f] [oe] [d] [ko] / [d] [ko]
[k] [d] [oe] [f].
Comme l’indique le titre, le livre met donc en relation le corps (par le
pansement) et la pensée (« le pensement »). Pensée du corps,
pensée du poème dont témoignent de nombreux passages : « Pas le
temps, plutôt l’idée », « ce qu’on pense ne mène jamais plus loin que
ce qu’on terre », « Alors j’écris vite, très vite pour deviner »,
etc. Car ce texte (comme le disent Meschonnic, Artaud ou Novarina, chacun à sa
manière) montre un corps qui s’actualise dans et par le
langage, un corps qui « essaye de penser », qui tente de
s’extraire (par le mouvement de condensation / dispersion) de « sa glu
de pensée », qui cherche à « dépass[er] [ses] idées ».
Un corps pris, en somme, dans ce mouvement infini de
territorialisation-déterrorialisation-reterritorialisation décrit par Deleuze.
C’est ce que fait le rythme du texte : un corps « [r]aciné mais
pas là. » Qui, malgré ses blessures et son incessant travail de
soi-même par soi-même et le monde, nous donne la joie (c’est presque musculaire,
vous dis-je) de le suivre.
Contribution de Yann Miralles (publiée par Florence Trocmé)
[1] Les livres précédents
d’Armand Dupuy ont paru chez Publie.net. Un texte paraîtra à La Rivière
échappée en 2010.
2 Animal graphique est une maison d’édition qui a
pour but de publier des créations graphiques atypiques – d’où l’importance
accordée à l’aspect pictural du livre.
[3] Désormais le chiffre qui
précède et numérote chaque poème en prose sera mis entre parenthèse après les
citations.
[4] Dehors
/ hors de / horde, paru chez Publie.net en 2008.