Décidément, la loi Evin n’a pas fini de créer des dommages culturels collatéraux et d’assurer aux intégristes de l’anti-tabagisme de beaux succès de ridicule. J’avais, en avril dernier, évoqué l’affiche d’une exposition de la Cinémathèque consacrée à Jacques Tati, où, à la demande de la régie publicitaire de la RATP, l’éternelle pipe (éteinte) de M. Hulot avait été remplacée par un moulinet jaune passablement incongru au nom d’un prétendu socialement correct. Quelques semaines plus tard, une autre affiche, celle du film d’Anne Fontaine Coco avant Chanel, montrant Audrey Tautou une cigarette à la main, avait fait l’objet d’une même censure stupide.
L’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) avait, à cette occasion, émis un avis sage : le tabac pouvait figurer sans contrevenir à la loi dans la mesure où il devait être « inséparable de l’image et de la personnalité de la personne disparue » et avoir une « finalité culturelle ou artistique. » Un tel assouplissement, qui relevait du bon sens le plus élémentaire, permettait de rendre en public à Malraux, Sartre, Camus, Baudelaire et beaucoup d’autres (de Théophile Gautier fumant le narguilhé à de Gaulle, en passant par Pierre Dac et Hannah Arendt), leur part de vérité, fut-elle tabagique.
Peine perdue, toutefois : la semaine dernière, c’est la belle affiche réalisée pour le film de Joann Sfar, Gainsbourg (vie héroïque), qui a été refusée par les juristes timorés de la RATP, que la récidive dans le registre du saugrenu n’effraie pas. L’affiche ne montrait cependant aucune cigarette, juste quelques volutes de fumée – élément suffisant pour justifier sa censure, a estimé une Régie peu reconnaissante envers celui qui a immortalisé le Poinçonneur des Lilas et qui ne mégote pas avec la sacrosainte loi. Pourtant, l’affiche s’inscrivait pleinement dans l’aménagement préconisé par l’ARPP. Qui imaginerait Serge Gainsbourg sans les volutes bleuâtres de ses célèbres Gitanes ? S’il y avait un artiste pour lequel la cigarette était consubstantielle de sa personnalité et de son œuvre, c’était bien lui.
Conscient de ce qu’un tel intégrisme hygiéniste pouvait avoir de contreproductif, en suscitant le légitime agacement d’un public qui ne supporte plus d’être ainsi infantilisé et pris pour un imbécile « pour son bien », le Comité national contre le tabagisme a reconnu, s’agissant de Serge Gainsbourg, qu’il serait « difficile d’imaginer rendre compte de sa vie en dissimulant cet aspect de sa personnalité. » Pour autant, cet avis parfaitement raisonnable ne saurait, davantage que celui de l’ARPP, avoir force de loi dans un univers juridique où la restriction des libertés individuelles, au nom du « Bien » imposé aux citoyens contre leur gré, est devenue la règle. Afin d’éviter qu’un quelconque groupuscule extrémiste composé – comme toujours – de pharisiens et de zélotes, ne dépose plainte pour un cas similaire dans le futur, afin, en d’autres termes et en fonction du contexte, de protéger la culture, il serait donc urgent d’amender la loi Evin en s’inspirant du conseil de l’ARPP.
Dans son passionnant essai, L’Empire du Bien, le regretté Philippe Muray notait : « Le Bien, en 1991, était dans les langes, mais ce petit Néron de la dictature de l’Altruisme avait déjà de sérieux atouts de son côté. Il commençait à étendre sa prison radieuse sur l’humanité avec l’assentiment de l’humanité. » Près de vingt ans plus tard, ce « petit Néron » a depuis longtemps quitté ses langes ; il est devenu un dictateur totalitaire qui, non content de réduire au mutisme toute opposition (l’opposant étant, comme dans la Russie stalinienne présenté comme un déviant, au mieux un mauvais citoyen, au pire un criminel contre le peuple), se complait à agiter en permanence toutes sortes d’épouvantails. Qui sait, encouragé par notre lâche atonie, si, un jour, ce Néron ne fera pas interdire au nom de la lutte contre l’alcoolisme une affiche représentant Verlaine devant un verre d’absinthe, si une autre, d’Alexandre Dumas assis à une table débordante de plats succulents, ne subira pas un sort identique au prétexte qu’il ne faut manger ni trop sucré, ni trop salé, etc. ? Pour radieuse qu’elle soit, et murée de bonnes intentions, une prison reste une prison.
Gainsbourg, qui avait écrit que Dieu était un fumeur de havanes, se serait probablement amusé de la décision de la RATP ; et Gainsbarre y aurait peut-être répondu par une de ces provocations qu’il cultivait comme un art. Sans avoir son talent, chacun d’entre nous peut toutefois utiliser sa capacité d’indignation, une capacité salutaire et qui ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.
Illustrations : Affiche du film Gainsbourg (vie héroïque) - Station de métro Lilas, carte postale - Pochette du disque Le Poinçonneur des Lilas.