Trop « arabes » en France au goût de certains, les Algériens sont paradoxalement souvent perçus chez leurs voisins arabes comme « trop français » ! Depuis l’invasion de leur pays, suite à la réaction d’orgueil national d’une France outragée par le coup d’éventail donné par le bey d’Alger à son représentant en 1830, les Algériens sont, certes, respectés pour l’ampleur de leurs souffrances (certains évoquent la disparition d’un tiers de la population lors de la colonisation, et 1,5 million de morts ont péri selon les historiens locaux durant la guerre de décolonisation). Mais ils sont également toujours suspects de vivre une arabité un peu dérangeante par rapport aux idées reçues, à l’image de la langue qu’ils utilisent au quotidien, à la fois profondément arabe et métissée, comme l’exprime ce slogan, martelé dans une superbe lingua franca par les supporters algériens après la victoire finale de leur équipe : One, two, three ! Viva l’Algérie !!!.
Difficile de l’ignorer en effet, l’Algérie s’est qualifiée pour la phase finale du prochain Mondial, et représentera donc le monde arabe aux dépens de l’Egypte, vingt ans tout rond après que cette dernière l’ait elle-même éliminée à l’issue d’un match particulièrement houleux : en 1989, l’arbitre – un Tunisien ! – avait été accusé d’avoir volé un but aux frères algériens (ceux-ci n’avaient pu retenir leur colère et, entre autres violences, un joueur avait été condamné pour avoir blessé un supporter égyptien dans un hôtel : article dans le Guardian).
Sportive en principe, la confrontation entre les deux pays s’est transformée en sévère crise diplomatique, source d’inquiétudes dans le monde arabe à propos de cette nouvelle fitna qui interroge la réalité des liens de fraternité entre les populations de la région et donc, par conséquent, l’efficience des récits fondateurs développant les thématiques identitaires de l’arabisme ou de l’islam. Même s’il y a fort à parier que tout cela sera très rapidement oublié si l’équipe algérienne réussit quelques beaux matchs lors du Mondial 2010 en Afrique du Sud, il reste que la violence entre les deux entités nationales a atteint des sommets.
De quoi d’ailleurs nourrir les interrogations de bien des commentateurs qui constatent que, dans cette région où les médias n’échappent pas à la censure, ou tout au moins aux conseils avisés du pouvoir, ce dernier, tant en Algérie qu’en Egypte, s’est bien gardé d’intervenir. Au contraire, emporté – ou se laissant porter – par la vague de chauvinisme, il a dans les deux cas sa part de responsabilité dans la crise.
Laquelle était parfaitement prévisible, et même annoncée au regard des affrontements par médias nationaux interposés et sur internet depuis bien des jours. Mais tandis que les Algériens l’emportaient sur internet où leurs détournements de films célèbres (Brave Heart par exemple) se révélaient bien plus percutants que ceux des internautes égyptiens (article en arabe dans Elaph), la presse algérienne n’a pas pesé bien lourd face à la « puissance de feu » des commentateurs sportifs sur les chaînes égyptiennes (Dream, Hayat, Modern…).
La palme de la bêtise raciste revenant sans conteste à un célèbre commentateur sportif, un certain Amr Adib qui, entre autres gracieusetés distribuées avant le match décisif, s’est interrogé via le bouquet panarabe Orbit sur les raisons qui faisaient que (tous) les Algériens haïssaient de la sorte (tous) les Egyptiens ! (vidéo sur YouTube pour les arabophones). Après la défaite égyptienne à Khartourm, le même inconscient a cru bon, en réponse aux rumeurs (totalement infondées) évoquant de très nombreux blessés parmi les supporters égyptiens présents au Soudan, d’appeler ses concitoyens à se venger sur les Algériens résidant en Egypte !…
De tels propos ne sont qu’un faible échantillon des insultes en tous genres échangées surtout après le caillassage du bus des joueurs algériens lors de leur arrivée au Caire (dans un pays qui vit tout de même depuis 1981 sous le régime de l’état d’urgence !). La presse algérienne n’a pas été en reste et a bien souvent colporté, avec la même totale absence de professionnalisme, n’importe quelle rumeur susceptible d’alimenter les passions chauvines.
Mais la presse n’est pas la seule en cause. Outre les sociétés, multinationales ou non, « communiquant » avec ou plutôt sur la fièvre nationale, les politiques des deux pays sont montés au front. Certes, les deux chefs d’Etat n’ont pas fait le déplacement jusqu’au stade de la banlieue de Khartoum, mais ils ont envoyé leurs représentants les plus proches, Abdelaziz Belkhadem pour l’Algérie et les deux fils du rayyis pour l’Egypte : Gamal, le successeur putatif (déjà évoqué ici), et le bien plus discret ‘Ala, qui s’est brutalement rendu follement sympathique auprès des masses populaires en traitant les Algériens – c’est tout de même le fils du président – d’ « hérétiques terroristes » (ارهابيين مرتزقة), précisant un peu plus tard sur une autre chaîne qu’il « y avait en eux quelque chose de bizarre » (شيء غريب في تركيبهم).
La récupération politique n’a cependant pas totalement fonctionné et certains studios ont coupé les émissions où l’on entendait trop certains Egyptiens, dont des stars du foot, hurler leur colère parce que le gratin politique était tranquillement rentré dans l’avion privé d’un homme d’affaires par ailleurs député du parti au pouvoir, tandis que les supporters égyptiens se faisaient (prétendument) égorger par les hordes algériennes : إيه مصر ؟ مع فيهاش غير جمال مبارك؟ حرام عليكم تهينو الناس بالشكل دا!!! C’est quoi l’Egypte ? Il n’y a que Gamal Moubarak au monde ? C’est pas une honte d’humilier les gens ainsi ?!!!
Impossible de résumer cette affaire dans tous ses détails mais il faut savoir que les dégâts pour les sociétés égyptiennes installées à Alger sont estimés à quelque 5 millions de dollars, que des centaines d’émigrés égyptiens ont quitté l’Algérie en catastrophe, que le Conseil de sécurité nationale égyptien a été réuni en urgence, que l’Egypte a officiellement menacé le Soudan d’intervenir si ses ressortissants n’étaient pas protégés, ou encore qu’une trentaine de policiers ont été blessés pour empêcher que l’ambassade algérienne au Caire ne soit prise d’assaut (pour ne rien dire des 14 morts et des 250 blessés associés aux 175 accidents de la route qui ont marqué, en Algérie, la célébration de la qualification).
Impossible également de relater le déluge de déclarations de chauvinisme flamboyant submergeant de trop rares tentatives pour « calmer le jeu » : artistes déclarant boycotter à tout jamais le pays frère, abandon des feuilletons cairotes en Algérie contre mise en quarantaine des artistes algériens, listes noires de personnalités désormais indésirables, etc.
Quelques remarques en guise de conclusion pour ce billet trop long déjà ! Comme le mentionnent certains commentateurs (voir par exemple cet article en arabe dans Al-Akhbar), l’efficacité des ponts aériens mis en place par les deux pays pour transporter des milliers de supporters au Soudan tranche avec l’absence de réactions pour Gaza ou même pour le Darfour, sans parler des ambassadeurs précipitamment rappelés dans leurs pays respectifs quand le représentant de l’Etat israélien au Caire n’a pas eu si souvent à se plaindre d’un tel traitement, quelle que soit la politique de son pays…
On notera également le rôle aussi dangereux que peu « démocratique » joué par les médias, plutôt ceux du secteur privé, livrés à une concurrence effrénée, que ceux du secteur public d’ailleurs. Comme quoi la multiplicité des canaux ne résout pas tout …
Et s’il est vrai que cette « guerre » fratricide oblige à s’interroger sur la puissance du référent panarabe au regard des identifications étatiques, et plus encore sur l’état de décomposition du projet national arabe, force est de constater aussi que le lien religieux est bien incapable de lui servir d’alternative en pareilles occasions, même si les imams des mosquées, la main sur le cœur, ont dénoncé dans leurs sermons, a posteriori, cette bouffée de haine.
Détournés, parodiés, manipulés par un discours chauvin et raciste, que valent encore les symboles de l’histoire aux yeux des générations nées deux ou trois décennies après les événements qui ont tant fait pour associer les deux pays, notamment au temps de la guerre d’indépendance algérienne soutenue par Nasser ? A l’évidence, la « politisation du ballon » ou encore la « ballification de la politique » (تسييس الكرة / تكوير السياسة) n’a pas fini d’être utile pour canaliser les passions populaires et pour faire oublier les malheurs d’une jeunesse sans espoir, sans avenir, sans représentation politique digne de ce nom, et dont la frustration sexuelle n’est pas la moindre des souffrances.
Scène de violence à Zamalek (image tirée du site The Arabist. Celle de Coca est reprise de The Lede, un blog du New York Times