Deux coquilles enserrent cette noix. Au-dessous, le quotidien de l'hôpital, la douleur, les interventions, les greffes, les rechutes et les améliorations, tout ça dit sans pathos, sobrement. Au-dessus, les souvenirs, les évocations, les visites, les réflexions philosophiques qui permettent au gisant de tenir, le raccrochent à l'existence et lui donnent ainsi la force d'aller mieux.
Le livre, souvent sensible, écrit dans une langue poétique et sobre, fait ainsi l'inventaire de ce qui donne un sens à la vie: les rencontres, l'amitié, la culture, le monde du goût. La longue traversée de la douleur et de la renaissance y est une démarche mentale autant que physique. Le texte, cohérent, offre la découverte d'une écriture travaillée, qui tente de saisir l'indicible d'une expérience des limites et propose un trajet spirituel. Notre ami Jean-Michel Olivier a dit, bien mieux que je le pourrais, tout le bien qu'il fallait en penser. C'est ici.
Il y a pourtant un bémol, ai-je trouvé, non au projet de Jacques Perrin, tout à fait intéressant, mais à sa réalisation. Et cette limite, j'ai commencé à la sentir entre la page 67 et la page 70 de son livre.
En ces quatre pages, septs vins sont cités: Château-Chalon 1947, Château Margaux 1900, Chateau d'Yquem 1869, Roussane Vieilles Vignes 1995 de Beaucastel, Schoenenburg 2002 de Jean-Michel Deiss, « enfin l'Evangile 1985 et1982, en majesté, dans sa gloire épanouie, le seul Pommerol qui synthétise l'opulence du Pétrus et la légendaire finesse du Cheval Blanc... »
Et je m'interroge. En quoi est-ce que ça m'intéresse que Jasper, le narrateur, ait bu de si grands crus? Notez
Impressions poétiques, certes, que Jasper a vécues, qu'il se remémore pour lutter contre la douleur. Mais j'avoue que pour le lecteur simplet que je suis, tout ça sonne comme un déballage culturel, qui incite à admirer le monde d'art, de goût et de poésie dans lequel le personnage vit. Celui-ci condescend à l'évoquer en passant, sans insister, avec cette élégance référentielle et élitaire de ceux qui veulent donner envie, mais sans faire partager.
Chaque citation ou allusion culturelle, celles que je fais autant que celles des autres, a bien entendu deux buts, dont un très louable: se faire valoir en montrant l'étendue de son savoir, et donner envie aux autres de goûter à ces trésors culturels qui nous ont beaucoup apporté en plaisir et en sens. Mais ici, la balance m'a parfois semblé un peu déséquilibrée.
Non que je veuille des textes pédagogiques et populistes. Mais l'étalage, quand il se fait un peu insistant, a le don de me hérisser. C'est une sensibilité personnelle. Le texte de Perrin a tendance par instants à se clore sur lui-même et j'ai dû alors me forcer pour le continuer, dans ces moments qui convoquent intimement les grands crus, Nietsche, Rilke ou Rimbaud. Jasper prend en effet celui-ci comme modèle ou double.
Tous deux ont vécu leur saison en enfer, Jasper qui réapprend à marcher se compare à Arthur amputé, la différence étant que Jasper renaît à la fin, et que Rimbaud sans sa jambe meurt.
Jacques Perrin, Dits du Gisant, Editions de L'Aire