Bonus, la fable du talent et la réalité de la névrose

Par Jean-Louis Richard

Les bonus dans la finance servent-ils effectivement à « attirer et retenir les meilleurs talents » ?

Une baisse des rémunérations entraînerait-elle une irrémédiable fuite des cerveaux ?

L’argent est-il le garant de la compétence ?


Le point de vue de Frédéric Fréry, Professeur à ESCP Europe.

Ces affirmations péremptoires ne résistent pas à l’analyse.

Tout d’abord, comment affirmer que des bonus plus élevés garantissent un plus haut niveau de professionnalisme, alors qu’il suffit d’observer que ce sont les banquiers supposés les plus talentueux – en tous cas ceux qui gagnaient le plus – qui ont majoritairement contribué à l’effondrement du système financier ? Les traders de Lehman Brothers comptaient parmi les stars de leur profession.

L’observation des choix de carrière à la sortie des grandes écoles constitue un deuxième contre-argument. En effet, les jeunes diplômés qui s’orientent vers les métiers de la finance de marché ne sont pas nécessairement les meilleurs, mais plutôt ceux qui tiennent absolument à démontrer qu’ils le sont (ce qui, le plus souvent, est le signe qu’ils ne le sont justement pas). Plus touchés que leurs camarades de promotion par le syndrome du bon élève, ils cherchent absolument à montrer de quoi ils sont capables et voient les bonus comme autant de bonnes notes leur permettant de se classer au sein d’une vaste hiérarchie internationale.

En fait, les bonus procèdent d’un mode pervers de gestion des ressources humaines – que les banques savent parfaitement utiliser – qui consiste à sélectionner un profil particulier d’individus, ceux qui présentent un mélange détonant de complexe de supériorité et de besoin de reconnaissance, que l’on place dans une situation où ils doivent constamment faire leurs preuves.

Pour un trader, le plus important n’est pas le montant absolu de sa rémunération, mais son montant relatif. Il veut avant tout gagner plus que les autres, ce qui le rassure sur sa propre valeur (le raisonnement est d’ailleurs le même pour tous ceux dont la rémunération est publique, grands patrons ou sportifs de haut niveau). Or, les psychologues ont démontré que l’on n’accroît pas la motivation d’un individu par le montant absolu de sa rétribution, mais plutôt par l’augmentation qu’on lui promet ou par le différentiel avec ce que gagnent ses pairs.

Non seulement celui qui gagne 20 000 euros par mois n’est pas plus motivé que celui qui gagne 5 000, mais plus le montant est élevé, plus l’intérêt pour la tâche s’émousse (il est remplacé par l’intérêt pour la récompense) et plus la responsabilisation s’étiole (l’implication s’efface devant la compétition).

Une expérience fameuse dans les "business schools" américaines consiste à demander à de jeunes diplômés s’ils préfèrent gagner 50 000 là où tous leurs camarades de promotion gagneront 40 000, ou bien 90 000 si tous les autres gagnent 100 000. Ils préfèrent majoritairement la première solution.

Parions que si toutes les rémunérations des traders étaient brutalement divisées par dix, cela ne changerait pas grand-chose à leur motivation, ni à leur performance, à condition de maintenir entre eux suffisamment de différences pour alimenter leur course éperdue à la reconnaissance. Ce n’est donc certainement pas un plafonnement des bonus qu’il faut décréter, car cela écraserait les écarts.

Le plus subtil serait peut-être de maintenir les rémunérations actuelles – aussi délirantes soient-elles – mais de les taxer à 90 %. Les traders pourraient ainsi continuer à alimenter la névrose qui les stimule, mais le coût pour la collectivité serait dix fois moindre.

Frédéric Fréry (frery@escpeurope.eu) est Professeur à ESCP Europe, campus de Paris.

(cet article a été publié dans Les Echos des vendredi 2 et samedi 3 octobre 2009)