Magali Le Mens pose dès les premières pages les contours de la problématique : pour le XIXe siècle puritain, l’hermaphrodite brouillait trop les cartes du genre (bien involontairement, évidemment) pour être accepté. Il était considéré comme « un monstre social, individu dangereux qui [remettait] en cause l’organisation des rapports des sexes d’une société bourgeoise fondée sur l’institution du mariage fécond. […] Il était alors intolérable qu’une personne ne soit ni homme ni femme ou les deux à la fois, car de tels individus perturbaient l’ordre de la société à un moment où l’indécision n’était pas permise, et où chaque chose et chacun devait appartenir à une catégorie précise. ». Nous étions bien loin du Banquet de Platon…
La médecine se saisit donc de ces cas, non pour tenter d’en trouver l’origine, mais bien pour déterminer, avec l’acharnement que l’on devine, « le sexe véritable de l’individu » ; en d’autres termes, et sans naturellement tenir compte du sentiment des intéressés, de rassurer la société en levant arbitrairement, à l’examen des organes, toute ambigüité. Peu importait le sort de l’individu concerné; ainsi, l’un des hermaphrodite les plus célèbres de l’époque, Herculine Babin, dite Alexina B., finit par se suicider après avoir laissé un intéressant Journal qui fut publié en 1978 par Michel Foucault. Parmi les techniques les plus modernes du temps dont disposaient les médecins, la photographie s’imposait en tant que moyen de fixer l’image de façon – théoriquement – plus réaliste encore que le dessin. En outre, la photo présentait l’avantage de suppléer le langage, défaillant ou malhabile à décrire au moyen d’un relevé visuel l’indescriptible, l’innommable, l’inmontrable.
Depuis son apparition, ce procédé technique, méprisé de la critique (on se souvient de ce qu’écrivait Baudelaire à son sujet !) et des peintres (qui pressentaient l’introduction sur le marché, notamment du portrait, d’une concurrence), s’était très vite approprié le thème marginal et rémunérateur de l’érotisme. Des photographes, comme Vallou de Villeneuve ou, surtout, Auguste Belloc, réalisaient une foule de clichés à connotation sexuelle. Les nus « académiques » étaient officiellement destinés aux peintres sensés trouver ainsi des modèles à bon compte ; d’autres, dont le cadrage se limitait souvent au sexe féminin ou à des poses particulièrement explicites, s’écoulaient sous le manteau. Comme je l’ai suggéré dans mon essai consacré à L’Origine du monde, il est fort probable que Gustave Courbet se soit inspiré de l’une de ces photographies pour réaliser son célèbre tableau.
L’Hermaphrodite de Nadar se complète d’un second texte assez court du philosophe Jean-Luc Nancy, consacré à la question du sexe et du genre. Evoquant dans un entretien les séminaires de Jacques Lacan, son amie Françoise Dolto avait eu le courage d’avouer que, parfois, il lui arrivait de n’y rien comprendre. S’agissant du texte du philosophe, intitulé L’un des sexes, je ferai la même confession : à l’opposé de celui, pertinent et lumineux qui occupe le corps du livre, il m’a semblé complexe et inutilement hermétique. Sans doute conviendra-t-il davantage aux lecteurs familiers des travaux de Jacques Derrida. Mais cette restriction ne vise pas à dissuader le lecteur de se plonger dans cet ouvrage à la typographie élégante, imprimé sur beau papier et réalisé par un petit éditeur spécialisé dans la photographie dont le fonds est distribué par Le Seuil.
Dans son étude, Magali Le Mens s’est attachée à replacer l’hermaphrodite dans son contexte historique et scientifique. On ne peut toutefois passer sous silence un intéressant développement concernant la langue française, dont la grammaire, note-t-elle fort justement, « construite sur l’opposition et la hiérarchie des genres », est elle-même « perturbée par l’hermaphrodite. »
Illustrations : Nadar, Autoportrait - L’Hermaphrodite endormi, musée du Louvre.