Le sentiment collectif est aussi vieux que le monde, qu'il ait abouti aux nations répond à un besoin essentiel : l'homme, animal social crée des instances politiques qui sanctionnent l'appartenance en assurant sa permanence et sa représentation.
La nation peut se considérer comme une société regroupant de façon hasardeuse et transitoire des millions d'atomes, auquel cas la France n'est rien d'autre que la somme des français du moment, titulaires de la carte nationale d'identité. Ou bien au contraire, il convient de regarder la nation comme un ensemble excédant largement la somme de ses composants du moment, incluant aussi les morts et ceux qui sont à naître, c'est-à-dire une Histoire au fil de laquelle s'est forgée une commune identité et dans laquelle un destin s'élabore. La France ne serait donc pas seulement un lien d'assistance avec comme modèle indépassable la Sécurité sociale...
Elle serait alors cette raison de vivre - la république universelle porteuse de transcendance si chère à Victor Hugo - et de mourir.
Julien Hapiot jeune chef FTPF de la région Nord et fusillé le 13 septembre 1943 écrira dans sa lettre d'adieu : "Un brave camarade a été condamné à mort ce matin pour avoir hébergé un patriote. Je lui fais passer les couplets de la Marseillaise car c'est au chant universel de nos aïeux que nous irons au poteau d'exécution. Ici renaîtra la France aimée du monde car la qualité du terreau dépend de celle des feuilles."
Pour ces hommes simples (une grande idée est une idée simple), l'identité nationale confondait dans la même mystique le Devoir et la Patrie, la terre et les morts, la liberté et le sacrifice que font vibrer les vers de Péguy :
"Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre
Heureux ceux qui sont morts car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés."
Être ou devenir membre d'une nation c'est toujours épouser une explication du cosmos exprimée dans une langue particulière, c'est marcher comme un Wandervogel au milieu de paysages et de climats divers mais familiers, c'est aussi se recueillir dans ses lieux saints où souffle l'esprit, c'est enfin inhumer ses morts au son des musiques de son terroir dans des cimetières où peuvent librement dominer les signes ostentatoires de sa foi. Alors oui, il y a une ligne claire de l'identité.
Ainsi, paradoxalement, le degré de réalité objective de "Nos ancêtres les Gaulois" n'a strictement aucune importance. Le mythe ne relève pas de l'historiographie. Il n'est ni vrai, ni faux, il est notre étoile du berger, selon le bien joli mot d'Heidegger : "Marcher vers une étoile, rien d'autre."
Si Heidegger ou Péguy devrait inspirer le citoyen français dans la quête d'une identité nationale troublée par "la mondialisation", le soldat, lui, "ce citoyen sans doutes", solidement enraciné, doit aller volontairement au devant du danger qui le menace car il sait ce que l'honneur exige de lui, et parce que l'honneur ne concerne pas son prestige personnel, mais est une affaire qui regarde son lignage tout entier, il n'hésitera donc pas à engager sa personne toute entière.
Montherlant déclarait que personne ne meurt pour une cause mais pour l'identité que cette mort nous donne de nous-mêmes. Lorsque le général Bigeard, les larmes aux yeux, évoque la mort du sergent-chef Sentenac agonisant dans les sables du Sahara, il garde à l'esprit l'image lumineuse de celui qui, changeant de visage troque la figure du quelconque lansquenet contre celle de l'archange. Sans une plainte, sans une lamentation au mur, Sentenac s'efforce de mourir. Comme soldat citoyen, défenseur et gardien de l'identité nationale, il respecte le pacte sacré conclu avec lui-même qui fit écrire à Vigny le poète soldat et auteur de "Servitude et grandeur militaires" :
"Pleurer, prier, gémir est également lâche
Fais énergiquement ta longue et lourde tache
Dans la voie où le sort a voulu t'appeler
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler."
Dans l'antique Sparte, on opposait le soldat qui exerçait le métier des armes pour recevoir "une solde" au guerrier qui avait le droit de porter les armes pour la protection de l'identité de la Cité.
Pour ceux qui vont au ciel, le visage découvert, le seul privilège du grade n'est pas de calculer sa retraite complémentaire en songeant combien bonne est la France avec ses aides sociales, mais bien de monter à l'assaut en criant non pas "En avant !" mais "Suivez-moi !".
Drieu, le héros maudit de Charleroi, écrivit : "Il y a beaucoup d'action dans l'homme de rêve et beaucoup de rêve dans l'homme d'action."
Le guerrier n'est pas un fou sanglant, il laisse cette charge aux financiers et aux hommes politiques qui cassent les pots qu'il doit payer... lui .
Lui, il sait, il n'est dupe en rien. Il a choisit son camp et proclame par ses actes ce qu'illustraient les écriteaux des Marines à Khé-Sanh en 1968 : "Home is where you dig it".
La morale du guerrier n'est pas utilitaire et c'est pourquoi ceux-ci se font rares dans notre société. Le jeune officier conscient de ses responsabilités et qui tremble avec ses hommes devant des ennemis plus expérimentés se demande-t-il : "A quoi ça sert ?". Noblesse se tait.
On ne lui volera pas son identité dernière qui scellera son destin. Que lui importe ces petits marquis poudrés, ces intellectuels rondouillards qui, à Paris, loin des poussières de la piste débattront de l'identité nationale face à des « bobos » ou des « indigènes de la république » éructant leur mal-être.
"Honte à ceux qui se plaignent de leur destin, pensera-t-il en ressoudant davantage la cohésion de son unité. Je suis là, comme Saganne, seul mais avec des hommes. Seuls sont mes hommes, mais je suis là."
Solitude du guerrier quand, à l'arrière, on papote, on ergote, on sanglote ...
Combien de pilotes de la RAF en 1940 ? Combien de maquisards sur le plateau des Glières ? Combien de paras pour sauter sur Dien Bien Phu encerclé ?
Pour le guerrier, sur son domaine, sur sa terre où règne l'éphémère, c'est ainsi. La fortune fuit, la vie fuit, la patrie fuit parfois aussi mais il est une chose qui jamais ne fuira : le jugement porté sur chaque mort.
Jean-Marc DESANTI (texte et photo)