Sans doute était-elle fidèle à son mari, mais elle souhaitait un peu d’espace de liberté, échapper à l’atmosphère étouffante de son ménage; son aventure à elle, c’était d’aller de temps à autre se faire photographier au studio de la ville. On était à Sidon au Liban dans les années 1950 et le photographe s’appelait Hashem el Madani. Quand le jaloux Monsieur Baqari apprit l’inconduite de sa femme, on ne sait s’il la battit, mais il se précipita au studio pour exiger la destruction des négatifs, qui, apparemment, n’avaient pas été tirés. Madani refusa de lui céder les négatifs, qui étaient sur un rouleau de pellicule, mais accepta de les rayer avec une épingle sous ses yeux, rendant ainsi l’image apparemment inutilisable, le portrait invisible : nul ne pourrait jamais admirer la beauté douce de cette femme aux traits si fins. Quelques années plus tard, Madame Baqari se suicida en s’incendiant vive et le mari éploré vint supplier le photographe de faire un tirage du négatif rayé (Portrait rayé de la femme de Baqari, Saïda, 1954). La photographie que nous voyons ici est infiniment plus forte que l’originale, on y lit la trace d’une histoire, et, en même temps, sa dégradation atteste de l’incontournable matérialité de la photo.
Voilà le genre de (jolie ?) histoire que l’on peut découvrir grâce à la Fondation Arabe pour l’Image, institution créée par Akram Zaatari, Fouad Elkoury (dont on pourra voir une exposition dès vendredi à la galerie Peyroulet, et qui montre sur le stand de la galerie Tanit -G24- cette belle photographie de déchirure et de dégradation, de tristesse et de nostalgie des temps meilleurs, avant les guerres sans doute), Yto Barrada et quelques autres. Ce travail de sauvegarde, de recueil, de mémoire contribue à écrire des histoires, une Histoire autour du développement de la photographie au Moyen-Orient (excepté là, bien sûr, hélas) et ils sont à l’honneur à Paris Photo (jusqu’au 22 novembre) où je n’ai fait jusqu’ici qu’une brève visite.
Pour rester un instant dans cette région, la composition d’Antoine d’Agata sur la Palestine, chez Magnum (F25; qui va bientôt ouvrir rue de l’Abbaye), combine bien sa capacité à créer des atmosphères moites et glauques et son talent de reporter montrant la violence innée de la situation.
Sur le stand de la galerie Serge Plantureux (F26), après de superbes compositions éclatantes et diaphanes de Rossella Bellusci sur lesquelles je reviendrai un jour, vous verrez, en soulevant un voile noir pudique, la photo contretype d’Atget dont je parlais il y a trois jours; mais ici l’homme chevauché est bien visible et le négatif n’a pas été gratté. Parmi les autres découvertes de cette première visite, Patricia Dorfmann (G27) montre les 24 heures de la vie d’une femme ordinaire de Michel Journiac, 24 photos, moitié Réalités et moitié Fantasmes, où l’artiste se met en scène sous divers avatars; sur le même stand, une série intitulée Viols visuels de Zevs (Zeus ?) avec des figures aussi emblématiques que le Général, dont le visage est occulté par la force du flash. On peut penser à Jorma Puranen (montré un peu plus loin, chez Anhava -G26-) et de Silvio Wolf, vu ici il y a deux ans et qui, cette fois, en bon magicien de la lumière, présente à l’arrière du stand Robert Mann (G25), une impression sur acier inox, comme un miroir voilé, comme une vision derrière un rideau vers un inconnu qui serait aussi nous-même (Aperture, 2009).
Enfin, parmi les jeunes galeries de la section Statement, j’ai remarqué, à la galerie tunisienne El Marsa, Lamia Naji, découverte à Photoquai, et Mouna Karray, dont les murs délabrés, gris et oppressants présentés ici me semblent beaucoup plus intéressants que son travail de substitution montré aussi à Photoquai; et aussi, sur le stand des Marocains de la galerie 127, le livre de photos de famille brodées de fil et de verroterie de Carolle Benitah, intervention précieuse de la main du photographe dans l’image.
Il me reste encore bien des choses à voir.
Photos de l’auteur. Antoine d’Agata étant représenté par Magnum, la photo de son travail sera retirée dans trois mois. Zevs étant représenté par l’ADAGP, la photo de son travail sera retirée dans un mois.