18 novembre 1975/Lettre de Jean-Jacques Pauvert à Jean Carrière

Publié le 18 novembre 2009 par Angèle Paoli



Image, G.AdC

18 novembre 1975


   Cher Jean,
   Il ne m'est pas très facile de t'écrire aussi souvent que je le voudrais. À vrai dire, comme tu as pu le voir, je ne t'écris presque jamais, et c'est certainement une des choses que je regrette le plus de n'avoir pas le temps de faire. Il faudrait se donner le temps. Disons aussi qu'il n’y a pas que le temps. Ce n'est pas si simple. Il faudrait en parler.
   Tu ne t'en rends peut-être pas bien compte, mais je pense souvent à toi. Je finis par vivre un peu avec tes problèmes. Et ces problèmes, je les sens très lourds en ce moment. Mais de la même manière, je sens très fortement que tu vas en sortir. Ce n'est pas exactement ce que je voulais dire en commençant.
   De quoi s'agit-il en fait ? C'est énorme et ce n'est rien. Il s'agit d'un livre à faire. Et voilà au fond ce qu'exactement je voulais te dire : c'est qu'un livre ne se fait pas tout seul. Je crois qu'un écrivain, surtout, très précisément, un écrivain qui est où tu en es, troisième livre, Goncourt au deuxième, etc., ne peut, tout seul, qu'essayer de mettre dans son livre de plus en plus de choses, jusqu'à ce qu'à la fin il en arrive à vouloir y faire rentrer l'univers et qu'à la fin, tout éclate, comme la tête du roi qui, quand il se la fait sauter avec un cigare de dynamite, a pris enfin la dimension de l'univers. Il ne s'agit que d'un livre. Il ne s'agit que du troisième. Il y en aura un quatrième, puis bien d'autres, et ce n'est que dans bien longtemps qu'on commencera à y voir un peu plus clair.
   Plus simplement, je suis tout à fait et très résolument sûr que tu ne peux pas aboutir sans montrer de temps en temps ce que tu fais à quelqu'un (suis mon regard). Tu sais aussi bien que moi qu'il y a un moment où il faut se poser très banalement les questions de technique, de mécanique. Où il faut en revenir à la pendule de La Bruyère. Et dans ces moments-là, l'œil d'un compagnon n'est pas à négliger, même si son idée de la pendule n'est pas la tienne. C'est trop long, c'est trop court, là le fil se casse, etc. De la mécanique. De la boutique. La boutique se fait à plusieurs.
   Tu vas me dire peut-être qu'avant de se demander comment faire la pendule, il faut peut-être se demander s'il faut vraiment faire une pendule. Alors là, et surtout dans ton cas, j'ai un avis absolument catégorique : je pense que le moment de se poser la question est tout à fait dépassé. La réponse est sans contestation possible: il faut faire la pendule et la faire vite, et où en sommes-nous ? Il y a à cela toutes les raisons du monde, et tu penses bien que je ne parle pas uniquement de commerce.
   C'est au fond très bien que tu viennes à Paris. Il faudra bien qu'un jour nous abordions donc ces questions autour desquelles nous n'avons fait que tourner jusqu'ici. C'est peut-être pour cette année.
   Je t'attends et je t'embrasse.

J.J.

Source


Jean-Jacques Pauvert, Lettre à Jean Carrière, Cahiers Jean Carrière, numéro 1, novembre 2007, Domens, 2007, pp. 190-191-192.