Chacun a beau être averti par l'expérience des carences de ce
monde et spécialement de cette société, celle-ci ne paraît pas se lasser d'en apporter elle-même la démonstration.
Un événement capital - du moins c'est ce dont on entend nous convaincre - vient de se produire : la qualification de l'équipe de France pour la coupe du monde de
fouteballe.
Pour ceux qui ignoreraient ce dont il s'agit, le fouteballe est un sport où l'on réunit 22 types sur de l'herbe pour les faire courir après un ballon pendant 90 minutes, ou à peu près. Ils
essayent tant bien que mal de le mettre dans ce qu'on appelle des "buts" - c'est le leur en tout cas.
Tantôt ça marche, tantôt non. Quand l'un des joueurs y parvient, il se met à courir de plus
belle dans tous les sens, sans ballon cette fois, fait des pirouettes, s'essuie la figure, montre son ventre, crie, danse, quelquefois s'écrase sur l'herbe, et ses copains lui sautent dessus. Et
puis ça recommence, on se remet à courir après le ballon, et ainsi de suite.
Hier, l'équipe de France "rencontrait" - c'est comme ça qu'on dit : l'expression est amusante, comme s'il s'agissait d'une rencontre fortuite : "Ah, tiens, salut, vous êtes dans le coin ? On
se fait un p'tit match ?" - l'équipe d'Irlande. Spontanément, bien sûr, j'étais quant à moi pour les irlandais, allez savoir pourquoi, ce qui ne m'a cependant pas détourné de me plonger dans
l'Ile au Trésor.
Patatras, voilà que mon équipe favorite perd. Bien sûr, les radios en parlent, les journaux en parlent, et, spectacle radieux, quand vous prenez votre transport du matin, vous voyez, dans votre
train encombré, tous ces cadres fort sérieux, cravatés et costumés, puiser massivement leur vérité du jour et nourrir leur intelligence des belles pages de
"L'Equipe".
Or quelle surprise ! Après avoir entendu à la radio que l'équipe de France s'était montrée fort médiocre, voilà que vous apprenez, contraint et forcé, qu'elle a quand même gagné grâce à... "la
main de Dieu" ! Rien de moins ! Mazette, quelle bénédiction ! Cependant, comme vos oreilles ont traîné, si je puis dire, pendant que vous vous rasiez (je dis cela pour les hommes,
évidemment), la radio vous a quand même appris que la main en question était celle de... Thierry Henry, qui a volontairement arrêté la balle pour pouvoir s'en emparer. Et ça, ça ne se fait pas.
Un peu plus loin, voilà que le crâne chauve qui est devant vous, n'hésitant pas (par ses mains, naturellement) à déployer sa gazette malodorante malgré
l'affluence, tourne la page : cette fois, le même canard parle de... "miracle" en gros titres! Oui, c'est un miracle qui est survenu, l'Equipe (celle de foute) est sauvée ! NOUS sommes
sauvés ! Alleluia ! Je n'ai pas lu l'article, bien sûr, mais on y dit peut-être que les grands joueurs sont "en état de grâce".
Peu importe que le pauvre petit but suffisant ait été marqué dans la tricherie et la malhonnêté, peu importe que l'équipe d'Irlande ait été éliminée de manière déloyale, qu'est-ce ça peut faire
? "Dieu" n'est-il avec nous, nous sommes MI-RA-CU-LES ! Après tout, n'est-ce pas le résultat qui compte ? Mais si, bien sûr, c'est la noble loi du sport moderne, sonnant et trébuchant
! Eh oui, ON est en coupe du monde, le jour se lève sur un jour meilleur ! Comme il aurait fallu
être bête pour reconnaître que ce "but" ne pouvait pas "valoir", comme il aurait été stupide d'être honnête. L'honneur ? Ah, ah, ah ! Que vaut-il à côté du "Miracle" ?
Quelle dérision ! Quelle réduction misérable, décidément, de tout ce qui est saint à ce qui est médiocre. On a les dieux, les miracles et les grâces que l'on mérite et vraiment, vraiment, ce
n'est pas grand chose.