Encore un billet que j'ai écrit dans la Revue Médicale Suisse:
C’est au bout du bip que j’ai appris que ma grand-mère était mourante. La personne qui m’appelait n’avait pas réponse à la moitié de mes questions. «Juste une minute, docteur, j’aimerais vous parler de (mon mari, ma mère, mon oncle, mon amie, mon grand-père …)». Ces phrases, nous les avons tous reçues entre deux portes, à la sortie des chambres, des salles de consultation, presque physiquement accompagnées d’une main sur la manche. On nous attrape. On doit bien, parfois. Le quotidien clinique fait trop rarement place à ces discussions. A la dernière question, la plus importante : «Que dois-je faire ?».
A l’époque, je n’ai pas hésité une seconde. J’ai traversé un océan et les plaques tectoniques d’un conflit familial vieux d’une génération pour aller m’occuper d’elle. Une femme de presque cent ans, vivant dans un monde différent de fond en comble, et pourtant si proche. Suffisamment d’autres ont eu ce réflexe pour assurer des soins à domicile. Nous n’avons pas eu à attraper de manches.
Cette réaction – participer à tout prix – varie. Et les institutions de la santé ne l’autorisent pas toujours. Combien le devrions-nous ? Tout le monde hésite. En Suisse, la révision du Code Civil donne un pouvoir décisionnel aux proches d’un patient incapable de discernement, mais prévoit un recours en cas de décision contraire aux intérêts du patient. Comment ne pas l’admettre : le seul but d’une famille n’est pas toujours le bien de la personne malade. Comme médecin, j’ai appris, très informellement, à jauger cette complexité humaine des relations affectives. «Elle a l’air de l’aimer ?», me demandait une cheffe de clinique pour évaluer la demande d’une épouse. Simpliste ? Sans doute. L’humilité est de mise. Mais comment détisser autrement la multitude de rôles d’où les proches peuvent exprimer un souhait ? Dans certaines familles, on ne voudrait à aucun prix être livré, inconscient, aux décisions des autres. On a parfois raison. Du coup, on ne s’étonnera pas que les patients aussi hésitent. Et pas uniquement par crainte ; par sollicitude aussi. On hésite à faire peser une responsabilité sur les personnes que l’on aime. Difficile, parfois, d’accepter qu’on s’occupe de soi.
Dans ce terrain difficile, il faut saluer le courage des auteurs de deux études récentes conduites dans des circonstances où, souvent, la voix du patient ne pourra être portée que par des directives anticipées, ou par les récits de sa famille. En Norvège, les proches de personnes décédées en EMS ont dit aux chercheurs l’ambivalence de leur situation, le manque d’information, mais aussi la difficulté à comprendre leurs propres motivations en participant aux décisions. A Genève, les personnes ayant été hospitalisées aux soins intensifs seraient souvent d’accord de déléguer la décision de participer à la recherche à un proche. Une solution que la loi actuelle ne permet pas, mais qui mériterait d’être creusée… Ces études valent la lecture. Au fil des résultats, on y voit se dessiner le difficile équilibre de ce que l’on a appelé l’autonomie relationnelle. Les patients norvégiens étaient souvent faussement identifiés comme incapables de discernement par les soignants ; leurs proches voyaient mieux leur lucidité, mais n’en tenaient pas toujours compte. Les patients genevois ont surpris les chercheurs en étant parfois d’accord de déléguer leur décision à un proche même dans le cas où ils seraient capables de décider eux-mêmes. Qui va tenir le fil d’une histoire personnelle dans la maladie ; à qui confier cela ; à qui demander cela. Délicat partage, qui ne va pas de soi.