Parmi les grands classiques de la culture chinoise, un livre, le Yi Jing, me fascine depuis longtemps. Cet ouvrage, que l’on pourrait intituler en français le “classique des mutations” part du principe que le réel est en constant changement, que le principe fondateur (celui que Lao Tseu appellera plus tard Tao) a pour fondement même de toujours être en mouvement, de toujours se renouveler autour de ces deux notions fondamentales : le Yin et le Yang.
(J’espère pouvoir, dans les semaines à venir et sur ce blog même, proposer une interprétation plus poussée du Yi Jing).
En bon connaisseur de la culture occidentale, une telle idée d’impermanence primordiale ne peut que me rappeler la philosophie d’Héraclite, philosophe de la fin du VIe siècle avant J.-C., qui voyait quant à lui pour principe suprême non ce constant renversement du Yin et du Yang (encore que l’idée d’”opposition” soit importante chez le philosophe présocratique) mais l’idée de mouvement. Abel Jeannière écrit (Héraclite, Fragments, Aubier, 1977) :
Essayez de lire Héraclite avec cette idée que l’être est mouvement, mouvement pur. Mais c’est une intuition difficile à faire sienne. Notre intellect et notre imagination sont à l’aise quand nous lisons chez Aristote : “Sans lieu, ni vide, ni temps, le mouvement est impossible”. Or, c’est exactement l’inverse pour Héraclite : ôtez le mouvement, ni lieu, ni vide, ni temps ne sont possibles. Aristote s’oppose déjà à Platon quand il déclare : “Il n’y a pas de mouvement hors des choses”. Pour Héraclite, il n’y a rien hors du mouvement. Et, alors qu’Aristote distinguera diverses espèces de mouvement, exactement autant que de modes d’être, Héraclite voit dans le mouvement ce qui demeure identique dans la diversité des êtres.
Selon Héraclite, nous sommes tous semblables, nous formons tous l’unité du réel en cela que nous sommes tous sujets au changement. Le monde est donc construit non sur la stabilité mais sur la métamorphose. On pourrait appeler une telle métaphysique, à l’instar de Marc Halévy (Le Taoïsme, Eyrolles, 2009), une “métaphysique du devenir”. En effet, pour Héraclite, tout est en constant devenir ; le monde est basé sur cette intranquillité fondamentale que tout tend perpétuellement vers son propre changement.
Une telle métaphysique s’oppose, naturellement, à une “métaphysique de l’Être” – c’est-à-dire une pensée qui considérerait que le mouvement est la conséquence d’un monde aux principes stables et établis. C’est, peu ou prou, ce que pense un autre grand philosophe présocratique, Empédocle. Pour ce dernier, le monde est composé de quatre réalités primordiales : le Feu, l’Air, la Terre, l’Eau.
Ces quatre éléments sont immuables et, en cela, non sujets au changement. La “métaphysique de l’Être”, contrairement à la “métaphysique du devenir”, se base donc sur cette croyance que le réel, cette profonde unité, est constitué d’éléments ne pouvant changer. Au contraire du logos héraclitéen, ce principe de réalité en perpétuelle avancée vers lui-même, le monde d’Empédocle est un monde constitué, créé. Les quatre éléments, qui constituent chaque être restent fondamentalement les mêmes :
Car c’est des éléments que provient tout ce qui a été, qui est et qui sera : c’est par eux que croissent les arbres, les hommes et les femmes, les bêtes sauvages et les oiseaux, et dans l’eau les poissons, et les dieux qui jouissent d’une longue vie et sont comblés d’honneurs. Ils sont donc seuls à avoir l’être, mais circulant les uns à travers les autres, ils apparaissent sous des formes différentes tant est grand le changement produit par l’effet du mélange.
(fragment 21, cité par Abel Jeannière in Les Présocratiques, Seuil, 1996)
Cette opposition entre “devenir” (Héraclite) et “être” (Empédocle) me semble absolument fondamentale. Dans sa définition de la sagesse, Héraclite déclare :
La sagesse consiste en une seule chose : connaître la pensée qui gouverne toutes choses par le moyen du tout.
(fragment 41)
La sagesse, pour Héraclite, c’est comprendre que le réel est mouvement – c’est, en un mot, être à l’écoute du logos. Comprendre que tout change, que rien n’est permanent, qu’il est impossible de se baigner deux fois dans les eaux du même fleuve. “Savoir beaucoup de choses n’instruit pas l’intelligence” déclare encore le philosophe (fragment 40). Car l’appréhension du logos ne se fait que par l’étant, que par le fait d’être hic et nunc dans le réel.
La connaissance, l’intelligence, la culture : rien de tout cela n’a de valeur. Pour Héraclite, le sage est celui qui, sachant outrepasser ces écueils, s’abîme dans la contemplation de sa présence au monde.
Mais encore cette présence est-elle une présence commune. Nous n’existons au monde que par les autres, que dans cet Un qui nous lie au reste du réel. L’égo, le soi, n’existe pas :
Aussi faut-il suivre ce qui est commun. Le logos est commun, et pourtant la multitude vit comme si chacun avait sa propre intelligence.
(fragment 2)
Et Abel Jeannière de renchérir : “le logos commun engendre tous les êtres” (faut-il rappeler ces lignes du premier chapitre du Tao Te King : “La Voie (Tao) est la mère des dix mille êtres” – dix mille représentant, dans la culture chinoise antique, l’infini). Le Tao, le logos, ce principe de changement que chacun nomme comme il veut (on sait l’incapacité du langage à exprimer cette idée, justement parce que le réel est en constant changement et ne saurait de ce fait être conceptualisé), c’est vers sa compréhension pleine que nous nous dirigeons tous, vers son acceptation dans le pas de nos vies.
Le Yi Jing, au fond, ne dit jamais autre chose. Accepter en soi cette dimension d’infini, se savoir changeant, en constant mouvement, participant en cela au vaste mouvement du réel, pour parvenir à la sagesse, cet unisson avec le cosmos que Plotin, après Héraclite, nommera l’Un.