J’aime à croire que la sagesse est une vertu universelle. Que l’on peut créer, entre les hommes, entre les époques, entre les lieux, des ponts, des dialogues. D’ailleurs, cette croyance est une discipline, et cette discipline a un nom, le “comparatisme”.
Mais dès lors que l’on parle de comparatisme, deux écoles s’opposent :
1/ La première consistant à étudier des écrivains ou des philosophes supposés proches (de la même époque, écrivant dans la même langue, ayant entretenu des relations personnelles ou une correspondance, etc.) et à montrer en quoi ils sont, en réalité, différents.
2/ La seconde consistant à étudier des écrivains supposés éloignés (disons, par exemple, Shakespeare et Lao Tseu) et à montrer en quoi leurs chemins se croisent, leurs oeuvres se répondent.
On l’aura compris, c’est envers la seconde de ces écoles (représentée au XXe siècle notamment par Etiemble) que je me sens philosophiquement attiré. Philosophiquement, oui – car c’est un choix philosophique que de croire que, malgré l’éloignement, le dialogue est possible. Pourquoi pas, après tout, rêver à un “Tao de Shakespeare” ? On pourrait, je crois, mener cette tâche à bien.
Toute l’oeuvre du “Bard” de Stratford-upon-Avon peut en effet être considérée sur une réflexion autour du thème de la Nature. Qu’est-ce que la Nature ? Qu’est-ce que vivre selon ses principes ?
De prime abord, le théâtre apparaît comme un art “contre-nature” : travestissement de soi, de sa parole, métamorphose des lieux, etc. C’est d’ailleurs pour cela que Shakespeare ne cesse de mettre en scène ce bouleversement de l’identité – cette impossibilité à identifier, à séparer le réel de l’imaginaire. On pense, par exemple, aux femmes travesties en hommes (La Nuit des Rois, Le Marchant de Venise).
Comment vivre dans ce travestissement, dans cette mascarade ? C’est cette question que pose, en filigrane, tout le théâtre de Shakespeare.
Dans Roméo et Juliette, au début de la fameuse scène du balcon, l’héroïne de Shakespeare prononce quelques vers qui me paraissent le centre de la pièce :
O Romeo, Romeo, wherefore arth thou Romeo ?
Deny thy father and refuse thy name ;
Or if thou wilt not, be but sworn my love,
And I’ll no longer be a Capulet.
Ce que Jean-Michel Déprats traduit ainsi (Shakespeare, Tragédies I, édition de la Pléiade, 2002) :
Ô Roméo, Roméo, pourquoi es-tu Roméo ?
Renie ton père et refuse ton nom ;
Ou si tu ne veux pas, jure d’être mon amour,
Et je ne serai plus une Capulet.
“Renie ton nom” : c’est bien ce que Juliette demande à Roméo. Car seul le nom empêche les deux adolescents de s’aimer librement. Comme si le nom – convention sociale par excellence – empêchait à l’être d’exister pleinement, de vivre suivant ses penchants, d’accomplir son désir.
Le nom, ici, s’oppose donc à la Nature. On voit bien évidemment où je veux en venir. A cette phrase infiniment célèbre du Tao Te King dans laquelle Lao Tseu dit plus ou moins la même chose que Shakespeare :
Le nom qui se laisse nommer
N’est pas le Nom de toujours.
(trad. Marcel Conche, Tao Te King, PUF, 2003)
Comme Shakespeare, Lao Tseu se livre ici à une critique du langage en tant qu’il enferme l’existence derrière un concept. Vivre selon la Voie (Tao), c’est parvenir à s’extraire de ce “monde des idées” pour, enfin, exister pleinement – “rejoindre le centre”.
Vivre non pas dans la Nature – ce n’est pas ce que Shakespeare préconise – mais selon la nature. Que l’on pense à Jaques, dans Comme il vous plaira, par exemple, qui fait l’erreur de confondre ces deux idées. Shakespeare – contrairement, cette fois-ci, à Lao Tseu – ne conseille pas aux hommes de quitter la cité, de vivre en ermitage. La dimension sociale est primordiale, au contraire, dans la pensée shakespearienne. Mais il préconise de vivre, à l’intérieur de la société – c’est-à-dire en respectant les lois sociales – selon les lois de la Nature.
L’illustration la plus évidente de cette idée se trouve dans les Sonnets. Dans la première partie du recueil, Shakespeare s’adresse à un mystérieux jeune homme :
Look in thy glass, and tell the face thou viewest,
Now is the time that face should form another,
Whose fresh repair if now thou not renewest,
Thou dost beguile the world, unbless some mother.
Ce qu’Yves Bonnefoy traduit ainsi (Shakespeare, Les Sonnets, Poésie/Gallimard, 2007) :
Regarde en ton miroir, et dis à ton visage
Qu’il n’est que temps qu’il en forme un nouveau,
Car si tu n’en ravives le jeune éclat,
Voici trahi le monde, et frustrée une mère.
Shakespeare demande donc à ce beau jeune homme de se reproduire, d’accomplir sa tâche d’être humain. De vivre, en un mot, selon sa nature. La beauté pour elle-même n’est pas qu’un gâchis, c’est une “trahison”. C’est trahir le monde que de ne pas parfaire ce dessein primordial.
Ne vivre que pour soi, voilà le contraire de ce que la Nature, cette “mère des mille êtres” qu’évoque également Lao Tseu, veut de nous.
Ne pas vivre pour soi, vivre pour les autres, suivre ce principe fondateur de la fertilité, c’est également ce que préconise le Tao. N’est-il pas écrit, dans le chapitre XV du le Huainan zi :
Tous les êtres ont une fin, seul le Tao est inépuisable. La raison en vient de ce qu’il n’a pas de forme ni de propension constantes. Il tourne et retourne sans fin comme la révolution du soleil et de la lune, il évolue comme le printemps et l’automne qui se succèdent sans s’épuiser, comme le soleil et la lune engendrant jour et nuit, qui se terminent et recommencent, sont clairs puis sombres.
On retrouve dans ce texte toutes les idées fondamentales étudiées chez Shakespeare auparavant. La mort, bien sûr, qui guette chacun d’entre nous, mais aussi ce principe fondamental de perpétuel renouvellement, de fertilité constante du monde. Pour le Tao également, ne pas suivre cette voie de la Nature, c’est “trahir” le monde.
Le langage est un leurre parce qu’il n’accepte pas, il ne peut accepter cette réalité primordiale du changement. “Renoncer au nom”, comme le déclare Shakespeare, c’est s’accorder de vivre selon cette réalité, c’est se donner la possibilité d’accomplir sa tâche terrestre. Se reproduire soi-même à chaque instant, mourir et renaître, traverser le pas de son étant jusqu’à se fondre dans l’unité – jusqu’à disparaître.