Il en est des bibliothèques comme des hommes. Elles ne se donnent rarement qu’au prix d’un effort initial, d’un pas vers elles. Il faut se transgresser, se transformer pour parvenir à les connaître pleinement. Montaigne passa toute sa vie dans les allées de la sienne, s’y retirant même vers la fin, renonçant au commerce des hommes pour celui des livres. On se prend à rêver à cette « bibliothèque de Babel » dont notre essayiste préféré avait pris soin de recouvrir les murs, les solives, les travées, d’inscription lues ici et là, de maximes tirées pour l’essentiel – on aurait aimé qu’il s’agît de César ou de Sénèque – de la Bible. Parmi ces inscriptions, toutes propices à éveiller cette rêverie de chaque instant qui guette le bibliophile solitaire, une, tirée de L’Ecclésiaste me semble mériter qu’on s’y arrête :
NE PLVS SAPIAS QVAM NECESSE EST NE OBSTVPESCAS
Gravés sur la vingtième travée de la solive centrale, ces mots sont traduits par Alain Legros : « Ne sois pas plus sage que nécessaire, tu deviendrais stupide » (Les Essais, édition de La Pléiade, 2007). La phrase est habile, avec ce rien de rhétorique qui la rend parfaitement séduisante et d’emblée juste.
Il faudrait pourtant s’y pencher un instant. « Plus que nécessaire », nous dit-on ? Mais quand la sagesse cesse-t-elle d’être une nécessité ? En est-elle jamais une, au demeurant ? Que Montaigne ait décidé de graver cette phrase, parmi d’autres, sur les poutres de sa bibliothèque, est en soi significatif. C’est une phrase avec laquelle il vit, censée lui rappeler à chaque instant sa vérité. C’est aussi une phrase qui met en avant, à mon sens, trois idées fondamentales et centrales à la philosophie des Essais :
1/ Une critique de la vanité – celle de qui s’impose comme « sage » (la citation, ne l’oublions pas, est extraite de L’Ecclésiaste, lequel commence justement par : « Vanité des vanités, tout est vanité »).
2/ Une critique des excès en général et de tout ce qui s’éloignerait de la mesure et du « juste milieu » aristotélicien.
3/ Une critique fondamentale de la notion même de « sagesse » que Montaigne ne cesse de réfuter (voir par exemple « De l’experience », III, 13)
La modération est une des valeurs centrales de la philosophie de Montaigne. Il y a consacré un essai (« De la moderation », I, 29) dans lequel on peut lire : « ceux qui disent qu’il n’y a jamais d’excès en la vertu, d’autant que ce n’est plus vertu, si l’excès y est, se jouent des paroles ». Ne sois pas plus vertueux que nécessaire, pourrait aussi bien dire le philosophe bordelais. Cette haine des excès, qui fait de Montaigne un auteur si attachant, on pourrait l’expliquer ainsi : lorsque l’homme s’écarte de la mesure, qu’il ne jure plus que par une notion (fût-ce une notion aussi noble que la sagesse ou la vertu), il n’existe plus pour lui-même mais pour cette notion, pour ce concept. Il s’extraie donc de sa propre humanité. En bon humaniste, Montaigne ne peut que bannir cette idée. L’homme doit rester homme, en acceptant ses imperfections, ses failles, ses faiblesses. Il ne doit pour aucun prix disparaître dans le langage, dans le conceptuel.
Montaigne réfute donc l’idée de sagesse en ce qu’elle est une notion trop rigide, un concept éculé accordant trop peu de place à l’humain. « On pourroit tenir pour sage en telle condition de sagesse, que je tien pour sottise », écrit-il par ailleurs (« Sur des Vers de Virgile », III, 5). La sagesse n’est jamais statique. Elle n’existe, au fond, pas. Tout au moins pas en tant que concept figé. C’est une réalité qui varie, en fonction des hommes, des jugements. Elle fluctue selon chacun, s’accorde aux instants – elle est en perpétuel devenir, en perpétuel changement.
S’appeler « sage », c’est ne pas accepter ce changement, ne pas accepter sa propre humanité ; c’est « se jouer des paroles », être pris au vieux piège du langage.
La notion de sagesse, que Montaigne remet en question ici – dans le cœur même de sa bibliothèque, lieu de culture par excellence, séparant en cela les « têtes bien faites » des « têtes bien pleines » – est une de ces idées qui, traversant les lieux et les époques, ont conditionné l’humanité et notre façon de penser l’humain. Ainsi, quelques 1500 ans avant Montaigne, en Chine, Confucius faisait prise au même débat.
On sait l’importance de la notion de “changement”, de “mutation” dans la culture chinoise. C’est l’idée fondatrice du Yi Jing, grand classique dont la légende rapporte qu’il a été lu, médité, corrigé par Confucius. Et il y a, chez le philosophe chinois, la même attention que chez Montaigne accordée à la culture. Quand notre philosophe ne cessait de lire et de citer, en vrac, Sénèque, Platon, Lucrèce ou Plutarque – ces « sages » d’une Antiquité bien présente –, le maître chinois se référait à Yao, Shun, Yu le Grand ou Cheng Tang (maîtres à penser de la haute Antiquité chinoise, tous cités dans les Entretiens, ayant vécu entre le XXIIe et le XVIe siècle avant Jésus-Christ).
L’étude (xue) tient en effet une place fondamentale dans la philosophie de Confucius. C’est en lisant, en apprenant, en récitant (notamment le Shijing, le Livre des Odes), que l’homme devient un junzi (notion complexe de la philosophie confucéenne que l’on pourrait traduire par « homme de bien », « homme juste »).
Apprendre, chez Confucius comme chez Montaigne, c’est donc apprendre à devenir un homme. Le junzi est un homme ayant appris son humanité. Tout comme le « sage », chez Montaigne, est un homme qui refuse de se considérer comme tel, un homme qui accepte ses failles et ses défauts – son humanité. L’idée de ren (humanité) est bien l’idée centrale de la philosophie confucéenne.
Car pour Confucius également, la sagesse ne saurait être uniquement livresque. Comme Montaigne, il se méfie des mots et du langage. Ne déclare-t-il pas, dans le Kong-tze Kia-yü, que ”parler trop ruine la sagesse” (X, trad. Ch. de Harlez) ? Il faut apprendre auprès d’un maître (lequel maître devra changer son enseignement en fonction de la personnalité de son disciple, adapter à chacun ce qu’il a à apprendre), c’est-à-dire apprendre dans le dialogue, dans le rapport à l’autre, dans une parole qui ne soit pas figée.
« L’homme de peu s’enferme dans le sectaire » déclare encore Confucius (Entretiens, II, 14, trad. Anne Cheng). On retrouve quelque peu l’idée de Montaigne exposée plus haut : la voie vers la sagesse est parsemée d’embûches, parmi lesquelles la plus dangereuse est incontestablement de se laisser piéger par le concept, par le langage, par le sectaire. La pensée doit vivre, battre au rythme de l’humain. La sagesse doit naviguer d’un homme à l’autre, changer d’un homme à l’autre, accepter les différences, les particularités de chacun. On ne saurait donc la conceptualiser. La culture, si elle est importante (par la connaissance des auteurs antiques et des sages anciens) ne doit jamais se résumer à elle-même : elle doit être appliquée dans la vie, vécue au cœur même de notre humanité. Ce que Montaigne cherche chez Caton, ou Confucius chez Yu, c’est plus un exemple, un mode de vie, une façon d’exister qu’une simple référence culturelle. La culture livresque doit ouvrir sur la vie, sur l’ici, le maintenant.
On a vu que Montaigne refusait de se considérer comme « sage ». De la même façon, Confucius déclare : « Atteindre le ren ou, à plus forte raison, la sagesse suprême, je ne saurais y prétendre » (Entretiens, VII, 32).
Atteindre le ren, atteindre l’humain. Voilà l’objectif de notre existence sur terre selon ces deux philosophes. Voilà la voie.
Si l’on revient sur notre citation initiale et sur ces termes problématiques, « ne sois pas plus sage que nécessaire », on peut à présent proposer une réponse : le savoir est nécessaire tant qu’il est vécu. Tant que la lecture – de Sénèque, des Odes chinoises – nous apporte quelque chose, bouleverse notre rapport au monde et à nous-mêmes, nous entraîne vers plus d’humanité. Nous rapproche du centre, pour reprendre des termes chers aux philosophes taoïstes, et nous mène à l’intériorité de notre condition.
Ce n’est qu’à ce prix – au prix de ce refus, de cet abandon – que l’homme atteint la sagesse.