D’ordinaire, j’aime bien le ton élégamment insolent de la revue Particules quand ils parlent d’art, mais quand ils se mêlent d’économie, c’est comme la langue d’Ésope, la meilleure et la pire des choses. Le numéro 26 commence par un éditorial très prospectif de Gaël Charbau qui appelle à l’invention de nouvelles formes commerciales, d’un nouveau modèle de galeries : même s’il n’y a rien de concret, il y a dans ces quelques lignes une inventivité quasi révolutionnaire.
Oui mais voilà, il n’y a pas que des collectionneurs et des investisseurs, il y a aussi des artistes, qui doivent vivre au jour le jour, avoir des revenus et assurer leurs vieux jours. Certains, nombreux, ne vivent pas de leur art et ont d’autres rémunérations, qu’ils soient enseignants ou qu’ils maintiennent à côté une activité commerciale. Mais les finances de ceux qui s’efforcent de vivre de leur art souffrent de ces caractéristiques du marché, de cette volatilité et de ces incertitudes. Comment pallier ces difficultés ? Comme dans toute situation risquée de ce genre, le B.A.BA est de tenter de mutualiser les risques. C’est exactement le même principe que pour les sociétés d’assurance, tout le monde ne se fait pas voler sa voiture en même temps.
Un groupe d’investisseurs (non, je n’en fais pas partie, hélas peut-être) a donc conçu un schéma de mutualisation, très banal dans d’autres domaines, mais tout nouveau dans le monde de l’art. Il est décrit en détail sur leur site : en gros, des oeuvres sont gagées auprès de ce fonds pendant vingt ans, progressivement chaque année par chaque artiste participant. Elles sont ensuite vendues et le produit de la vente est réparti entre l’artiste qui a produit ces oeuvres, le fond qui a géré le système, et -c’est là la mutualisation des risques- tous les autres artistes participants. On peut toujours discuter les pourcentages des uns et des autres (en l’occurrence 40% pour l’artiste, 32% pour la mutualisation et 28% pour la gestion du fond), mais toujours est-il que c’est, à ma connaissance, la première tentative d’assurer des revenus futurs mutualisés à des artistes.
Les artistes ne s’y trompent pas, puisqu’ils sont nombreux, et non des moindres, à intégrer ce schéma. Mais si les artistes ont, bon gré mal gré, un intérêt économique fort dans l’art, la situation des critiques, des conservateurs et des commissaires n’est bien sûr pas aussi directement liée aux fluctuations financières du marché de l’art. Que reproche donc Étienne Gatti à ce système dans ses deux longues pages de diatribe ? D’abord, mais c’est sans doute dû aux lacunes de la culture économique de l’auteur, il prétend que c’est une pyramide de type Ponzi ou Madoff, alors qu’à l’évidence les modalités financières n’ont rien à voir (un autre, tout aussi expert, renchérit là-dessus : on ava bientôt évoquer aussi Shylock ou les Rothschilds). Ensuite, en manipulant les chiffres (”1786 dollars par oeuvre” !), il s’indigne des profits que vont réaliser les fondateurs du fond. Bien sûr que les investisseurs veulent gagner de l’argent; bien sûr que bien des modalités sont à leur avantage. La réponse doit-elle être une critique de forme soviéto-nostalgique populiste ? Ou bien, comme le suggérait juste avant Gaël Charbau, des initiatives d’invention de nouveaux projets ?
Ce qui est hélas quasiment tu dans ces diatribes, c’est l’avantage qu’y trouvent les artistes. Au lieu de dépendre des subsides étatiques ou des aléas individuels, cette solution leur permet d’échapper en partie aux risques individuels, vieux principe de la mutualité. S’il y a une critique, ou plutôt un regret à avoir face à cette initiative, c’est que ce ne soient pas les artistes eux-mêmes (ou leurs représentants, type MDA) qui, inventant justement eux aussi de nouvelles formes d’action, aient monté de leur propre initiative un tel schéma, au lieu de dépendre d’investisseurs externes ou, comme souvent, des pouvoirs publics. Mais dans ce milieu, l’innovation n’est qu’artistique; galeristes, conservateurs et représentants divers ne savent guère faire preuve de la créativité et de l’audace que Gaël Charbau appellait de ses voeux dans l’éditorial, il est tellement plus facile de critiquer les initiatives innovantes et d’y voir un complot capitaliste contre l’art et les artistes.