Anthologie permanente : Jean Tardieu

Par Florence Trocmé

Litanie du «sans»

Et sans visage et sans image
et sans entendre
sans rien attendre
Partout ce rien
partout ce seuil
et sans recours
Mais la splendeur
jamais perdue
qui la retrouve?
Sans les merveilles
sans les désastres
plus rien qui vaille
Et sans parler
et sans se taire
et la fureur?
et les délices?
Et sans rien d’autre
que le même
et qui s’en va
et qui revient
et qui s’en va.
Jean Tardieu, Da Capo, Gallimard, 1995, p. 27.

L’insomnie

Grognant, grommelant, mal entendues, impossibles à voir, des voix nombreuses, creusant la nuit continuelle, cherchent longtemps la position sans courbature, parfois se heurtent, séparées aussitôt par un cri faible, sursautent, se tranquillisent, mais à peine assoupies se réveillent, puis retombent, vont glisser, se passent un seul long soupir que la langue lourde écrase. On a rejeté depuis longtemps les politesses avec l’angoisse. Les habits peints de couleurs là-haut sont écrasés à terre : un soufflé léger parfois les agite.
Tous à travers les murs s’interrogent. L’aube? L’un dit : c’est la fumée ; l’autre : c’est la mort. Mais le troisième résonne d’un rire franc : il n’y a pas de mort, pas de nuit dans les murs. Les pierres brûlées par les regards tombent en cendres. L’insomnie prend fin. Nous nous réveillerons pour épouser les cheveux brillants du ciel. Nous irons dormir en marchant au soleil deux à deux. Le sommeil du monde verra notre entrée triomphale sous les roches poreuses où tremble le reflet de la mer.
Jean Tardieu, « Au temps des dieux étouffés », dans La part de l’ombre, Poésie / Gallimard, 1972, p. 35.

Contribution de Tristan Hordé