La chute du mur, c'est nous. Je veux dire : nous sommes nés avec. C'est dire comme nous étions baisés dès le début.
La chute du mur, tu parles d'un événement. Ils s'emmerdaient tellement, n'avaient aucun tremblement de terre, attentat ou crise économique à se mettre sous la dent qu'ils en ont tartiné des heures entières, en live, duplex permanentés, en envoyés spéciaux qui s'extasiaient et déclaraient, sans se douter du ridicule de la chose, c'est ça le pire, qu'ils assistaient, et donc nous avec eux, car ils disent toujours « nous », à un « moment historique ». Les vingt ans de la chute du mur de Berlin, en mondovision, sous les parapluies (mais pas bulgares), avec concert classique (« ah, en la matière, c'est quand même les meilleurs, les Allemands »), et dominos géants, oui, dominos géants - Dieu, que la symbolique est forte ! -, c'était de l'Histoire in progress, de la vraie, de la pure, de la tatouée au fer rouge.
Alors la chute elle-même, t'imagines, en plus elle avait été filmée, émotion pure, requiem des « frontières entre les peuples », ces mêmes frontières qu'aimaient tant Lévi-Strauss. Non ? Mille excuses, Lévi-Strauss était un commercial de Max Havlar, bien sûr, et t'as pas le droit d'en douter, ils te l'ont dit, ne l'ont jamais lu mais peu importe puisqu'à force de répéter des erreurs ils finissent toujours par les croire, et toi avec, c'est là du moins leur espoir plus que leur calcul, car ils ne savent vraiment pas ce qu'ils font, comme aurait dit un fils de charpentier bien connu. Ils le font toujours le sourire aux lèvres, ils te vendent du bonheur, et parfois, souvent en fait, ils l'avouent sur le ton le plus sérieux, qu'il ne faut pas céder ni à la sinistrose ni au radicalisme, qu'il faut jouir des petites joies que le monde sécrète, et nous y avons tous droit, c'est certain, certifié, et l'anniversaire de la chute du mur étaient l'une de ces joies que nous étions tous sommés d'embrasser.
Le premier truc frappant est que, sans condamner le communisme, ils te dépeignent les démocraties populaires comme un enfer chaud-bouillant où y'avait rien à bouffer, où tu étais pisté non-stop par la police politique et où, en plus, tu étais obligé de porter des fringues immondes. Le Goulag contre le Monde Libre, et ils oubliaient de dire que cette expression - Monde Libre - n'était qu'un surnom, et tu sentais bien que, pour eux, le paradis existait vraiment, qu'il existe toujours et qu'ils y vivent, que nous y vivons tous, c'est l'extase totale, la grande partouze. De quoi tu te plains, connard ? Evacuation de toute réflexion géopolitique : l'important était que nous soyons tous réunis dans le grand espace capitaliste, qu'on se tape la quiche, qu'on élise Yannick Noah (putain, Yannick Noah !) comme personnalité préférée des esthéticiennes, ces grandes faiseuses d'opinion. L'important, c'était les larmes et le « petit cœur qui bat » sur lesquels devait germer le gouvernement mondial, ce même gouvernement mondial que d'aucuns ont fait semblant de combattre ces derniers mois mais qui, en fait, est reparti de plus belle, et il n'y a aucune raison objective de croire qu'il se lézardera bientôt. La révolution - puisqu'il en a été beaucoup question -, ça ne se décrète pas, ça se réalise. Avec un peuple, c'est mieux. Or, comme disait l'autre, le peuple est mort. Il a été remplacé par la grande masse petite-bourgeoise, celle-là même qu'enchante l'idée d'un gouvernement mondial avec tout plein de gens pareils et qui pensent et désirent les mêmes choses.
La grande masse petite-bourgeoise achète des piles pour son iPod et se demande si Stephen est sur Facebook.
On aura beau dire, Torquemada, c'était quand même autre chose que Boris Cyrulnik ou Marcel Rufo.
L'autre truc frappant, c'est cette exaltation de la révolution douce, de velours, des roses, « sans bain de sang », tranquille, en bon fils de famille, qui ne colle pas, qui ne sue pas, à laquelle tout le monde est content de participer, de sorte que si tout le monde, ou presque, est dans le coup, on se demande quand même s'il s'agit bel et bien d'une révolution. Le mur, c'est vrai, est tombé facilement, sans douleur, sans achtung !, un marteau, un burin, dans la nuit berlinoise où les coupes de cheveux à la Rudi Voller passaient à la postérité, Rostropovitch, et c'était déjà fini. Tous les camarades se précipitaient dans les kebabs, de l'autre côté.
L'unité de l'Allemagne a le visage de Bismarck. La réunification allemande a celui de David Hasseloff. Ça craint.
Qu'on nous excuse si l'image est facile. Putains d'enfants de Carême, d'un nouveau genre, et on leur pardonne, on leur trouve des circonstances atténuantes, « we are fucked », disait un autre, à Manchester, à la fin des années 70, on n'oublie pas le rôle totalitaire des média de masse à l'adresse de leurs « cibles », médias qui ont disserté pendant des jours sur la chute du mur de Berlin, qui n'ont pas fêté avec tant d'éclat le dixième anniversaire des bombardements de l'OTAN sur Belgrade, c'est étonnant, et pourtant l'histoire de l'Europe n'était pas encore terminée en 1989 - la preuve. Elle allait l'être, c'est vrai. L'ère du Grand Bisounours social-chrétien-démocrate allait commencer. Nous étions nés quasiment en même temps que lui. On allait l'avoir pour nourrice. La fin de l'Histoire, c'est bien elle qu'ils applaudissent aujourd'hui. Cette fin tant espérée, la fin de toutes les souffrances, donc, c'est là le problème, de toutes les passions authentiques, de tous les crimes, du romantisme. Les gueules des ministres sur l'écran, c'était d'un triste à faire ronfler un mormon. Alors, ne serait-ce que pour les emmerder, on ne peut que crier notre enthousiasme pour la RDA.
Si Berlin n'avait pas été coupée en deux, Bowie et Iggy Pop y seraient-ils allés ? Rien que pour ça...