Du transmédia à la fiction totale

Publié le 14 novembre 2009 par Eric Viennot
Cross-média, transmédia, plurimédia : on emploie alternativement ces termes, souvent sans distinction,  et sans trop savoir ce qu’ils recouvrent.  Henri Jenkins, co-directeur du laboratoire d’études des média au célèbre M.I.T a été le premier universitaire à s’intéresser de manière théorique aux jeux vidéo et aux nouveaux média. C’est lui, qui, le premier, a mis le focus sur le transmédia et tenté d’en donner une définition.
Il a montré ainsi comment des œuvres comme Matrix, plutôt que de générer de simples produits dérivés, ont inauguré une nouvelle façon de créer un univers fictionnel à travers des médias complémentaires.

Alors que dans le cross-média, on décline, en l’adaptant, une œuvre principale (souvent un film ou un livre)  sur un certain nombre de supports secondaires, l’univers transmédia est généré par plusieurs médias, qui apportent tous, de manière plus ou moins égale, grâce à leur spécificité, un regard nouveau sur l’univers et l’histoire. Chaque média a sa propre autonomie, sa propre temporalité, mais en même temps, chacun apporte sa pierre à l’ensemble de l’édifice. C’est le cas des court-métrages Assassin’s Creed, sortis récemment, qui apportent un éclairage sur l’histoire familiale du héros principal du jeu et donnent un sens à ses motivations.

Si le transmédia inaugure une nouvelle façon de raconter des histoires sur plusieurs médias, on s’aperçoit qu’il ne rime pas forcément avec interactivité. Encore trop souvent, il n’est, en ce sens, qu’un système de cross-média amélioré.
Dans les ARG (Alternate reality game, jeu en réalité alternée), ou les jeux qui s’y apparentent comme In Memoriam, l’interactivité est, au contraire, le moteur de l’expérience (voir mon billet précédent).  Cela induit une configuration différente en matière de dispositif , d’utilisation des différents médias, et de réalisation.
En novembre 2005, j’ai été invité au M.I.T pour présenter In Memoriam. Après ma présentation, Henri Jenkins, a mis l’accent devant ses étudiants sur un point qui lui paraissait essentiel dans l’expérience : la simultanéité des différents médias sollicités et leur imbrication au service de la narration.
Dans In Memoriam , les différents médias se répondent et s'enrichissent les uns les autres. Ils génèrent au sein du système de jeu une unité narrative et surtout un continuum d’expérience indispensable pour brouiller les pistes entre la fiction et la réalité. C’est ce point qui m’intéresse en premier lieu et qui permet de générer ce sentiment d’immersion troublant que j’évoquais dans mon précédent billet. Dans ce système, le joueur, passe de la position de spectateur, dans laquelle le confinent encore la plupart des œuvres transmédia, à une position d’acteur. Et, contrairement à la plupart des jeux où il incarne un avatar, dans ce concept de jeu, il est invité à jouer « son propre rôle » ce qui rend l’expérience d’autant plus forte. Il a le sentiment de faire partie de l’histoire, elle-même impactée par ses choix et les choix des autres joueurs. Parce qu’il sollicite un maximum de médias et qu’il tente de mélanger la réalité et la fiction j’ai appelé ce concept la  fiction totale.
La fiction totale s’apparente aux ARG, qui eux aussi mettent en œuvre, en temps réel, plusieurs médias interconnectés. Mais alors que les ARG (de part leur nature promotionnelle),  proposent une expérience morcelée qui manque d’accompagnement et trop souvent de force et de cohérence, la fiction totale accompagne le cheminement du joueur.   Elle le prend en charge, le relance quand il est perdu, lui donne sans cesse envie d’avancer dans l’histoire.
En un sens la fiction totale tente de rompre avec l’esprit élitiste ou amateur des ARG. Elle tente de les rendre plus accessibles et plus populaires. Complémentarité des différents médias, simultanéité, cohérence, immersion, en sont les principaux ressorts.

Si des jeux vidéo comme Majestic ou In Memoriam en ont créé les bases, on peut considérer que la fiction totale était déjà en germe dans la célèbre émission d’Orson Welles la Guerre des mondes, ou d’une certaine façon, dans des films plus récents comme Blair witch project ou Cloverfield, des séries comme Lost ou Fringe. Si nous sommes quelques uns à en avoir posé les jalons depuis une dizaine d’années, la fiction totale reste encore à inventer.

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PS : pour ceux qui découvrent In Memoriam et qui souhaitent en savoir plus sur sa réalisation, je renvoie à d'autres billets qui lui sont consacrés dans la rubrique Fiction transmédia.

Illustration 1 : le comédien Marc Stussy filmé pour le journal de France 2, incarne  le détective Jean-Marie Lefebvre et répond en direct aux appels des joueurs d'In Memoriam 2.

Illustration 6 : In Memoriam 1, octobre 2003.

Illustrations 2,3,4,5,7 : In memoriam 2, septembre 2006.