"Le désir échappe à mon poème", de James Sacré (lecture de Tristan Hordé)

Par Florence Trocmé

une James Sacré (lecture de Tristan Hordé)" title=""Le désir échappe à mon poème", de James Sacré (lecture de Tristan Hordé)" /> Le livre rassemble trois titres publiés en 1995, 1996 et 2004, et un quatrième, Un jour les mots ne seront plus là, dédié à Mohamed Kacimi, peintre ami disparu en 2003 et dont 6 dessins accompagnent avec pertinence les proses et les poèmes qui, tous, tournent autour du motif du désir. Double désir : de l'écriture, de la chair, l'un et l'autre présents depuis les premières publications et, pour ce qui concerne l'écriture, exploré dans des essais toujours revigorants.
La petite note fragmentée qui ouvre le livre donne d'emblée le ton, on ne peut rien dire de précis sur le désir, sinon procéder par analogie. Sans doute y a-t-il un rapprochement possible entre l'acte d'écrire et celui de séduire et peut-être s'agit-il même dans les deux cas d'un besoin physiologique, comme le dit sans précautions le père ( Ça te prend-y pas comme une envie d'chier ? dirait mon père). Mais ce que le désir d'écrire n'est pas ? Rien à voir avec la mort, ou avec le mot "inquiétude", ou avec le mot "trace", ou... : cela n'explique rien. James Sacré interroge aussi ce qui, devant le livre ouvert, anime le lecteur : quel désir le travaille pour ainsi se perdre dans les mots ? Pour lui comme pour l'auteur, la réponse renvoie à ce qu'est la pratique de la langue :
Ce geste qu'on a pour écrire, le désir de toucher à quelque chose de bouleversant et de nu dans le monde : la langue des autres qui est aussi la mienne et sans rien savoir de ce qui arrive.
Quand quelqu'un a lu mon poème, "t'as aimé ?" que je demande. Comme si on venait de coucher ensemble ; sans qu'on sache si même on était ensemble.

Manière sans détour de James Sacré d'inscrire ce qui le fait écrire depuis le début, l'énigme de ce qui est, pour toujours, " bouleversant et nu " dans la langue.
La chair n'est pas absente, mais toucher le corps de l'autre laisse devant le même inconnu que le geste d'écrire, et c'est l'approche par les mots de cet inconnu (il ne s'agit pas de mystère !) qui décide de la force, de l'évidence de tout poème d'amour, de Louise Labé et d'Éluard, ou de James Sacré :
Un jour on caresse un corps. On ne saura rien.
On a tout mis dans chaque mot,
Le mot chair, tous les autres,
On n'aura rien dit.

Ce qui peut se dire, explicitement, de la chair, n'appartient pas au désir : c'est ici la chair du veau tiré du ventre de la vache, ce sont là les déchets de l'abattoir engloutis par les chiens de chasse - et comment ne pas évoquer Actéon dévoré par ses chiens? -, c'est aussi le coït des chiens qui ne parviennent à se séparer, " Devant l'œil muet d'une enfance qui n'en finit pas de voir. " C'est encore la chair des fruits, de tous les fruits de l'enfance, fruits maraudés ou orange de Noël, et leur retour chaque année, analogue à " La vie : de sa fraîcheur à son pourri ".
Chair du plaisir, donc, ou de la vie qui se reproduit, se détruit, mais non pas du désir, qui passe par la langue, quand ce serait pour dire qu'il ne peut être expliqué.
Pour obscur que soit cet étrange mouvement qui conduit à consacrer une partie de sa vie à noircir du papier, ce qui est fixé s'ajoute aux objets du monde. Bien plus ; Trois laissées d'écriture a été publié dans un ouvrage collectif sur l'empreinte, et les poèmes - mais aussi les essais, la fiction, - font quelque peu bouger l'ordre de la langue. Ainsi de Rutebeuf et Rimbaud, pour garder les exemples de James Sacré, qui se transmettent
[...] de très improbables figures
De gestes et pensées qui leur sont venus,
À cause de lectures et d'histoires déjà vécues,
Passés par les vivants d'avant?

D'une certaine manière, c'est la continuité de ces "gestes d'écriture" ancrés dans le temps, de ces "laissées d'écriture", qui font la langue - on pourrait à partir de là écrire, au moins en partie, une histoire de la langue française.
Le dernier ensemble de poèmes est construit autour de figures absentes, celles de l'ami, de ses tableaux, de leurs couleurs, des couleurs du paysage, autour de ce qui doit être imaginé, réinventé pour être dit. Rien autre que l'atelier vide, les mots de l'autre plus ou moins oubliés. La nudité? mais " les corps [...] Sont un secret continué ". Les pierres ramassées? " J'ai quoi transporté dans mon sac de voyageur / Sinon ce poème, ces mots qui désirent ? " Tout est irréparable parce qu'obscur dans la disparition de l'autre, mais cette nuit n'est peut-être pas plus profonde que quand il était présent.
Tissage patient, toile sans cesse à ravauder, c'est l'image que donne une fois encore James Sacré de la poésie, et donc de la langue. On reconnaît ses "lieux" dans cette poésie de prose, les paysages du désert marocain, les enfances dans une ferme, les questions sur la " boulange " qui aboutit au poème, et l'on découvre pourtant une fraîcheur qui n'appartient qu'à la rare maîtrise, sans doute parce qu'il sait qu'" Un jour les mots ne seront plus là " - dernier vers de ce livre.
Contribution de Tristan Hordé

James Sacré
Le désir échappe à mon poème,
éditions Al Manar, 2009,
14 €.
autre note de lecture de ce livre par Alexis Pelletier