La première moitié du livre est ensuite constituée de poèmes en vers libres
développant un imaginaire antique et mésopotamien, sans trop de précision. Le
sacré, les nouvelles du royaume, la morale publique, la vie du roi…
« Avec une suite discrète / peu nombreuse / et sans apparat / j’ai fait la
route jusqu’au lieu saint // A l’entrée de la roche obscure / suinte l’eau de
la source / je me suis recueilli // Avant de me retirer j’ai ordonné / qu’on
disposât chaque jour / sur la pierre humide une fleur consacrée / et que fût
perpétué le rite » (p.14)
« Au centre / de la chambre occluse // Je suis assis / sur la chaise d’or
// Le son d’un gong / accompagne ma rêverie // Entre mes doigts / tourne un
bâton noir et noué // figurant l’essieu du monde « (p.29)
Le registre est solennel, sauf à le croire crypté ; il serait presque
crédible même si le roi ici ressemble finalement davantage au « roi d’un
pays pluvieux » de Baudelaire qu’à un monarque assyrien.
Les cinq dernières séquences du livre sont de courts récits en prose à
mi-chemin entre simili-histoire et évidente légende. Ainsi pour le retour de la
reine Zélia : « On vit un beau matin arriver le long d’un chemin une
longue file d’hommes et de femmes progressant à quatre pattes. Dans cette
attitude, ces processionnaires étaient occupés à débarrasser scrupuleusement le
chemin des pierres et graviers qui l’encombraient. A l’autre extrémité de cette
sorte de chenille humaine, la reine Zélia, belle comme un papillon, marchait
d’un pas souple et tranquille. » (p.44) Je ne sais pourquoi un tel passage
me ramène au Voyage en orient de Nerval ou à Salambô, en tout cas vers un imaginaire orientaliste xixe.
Il en va de même, en versant plus loin dans la légende ou le rêve, avec le roi
Baradamos qui s’était fait graver la maquette de son château « dans
l’ivoire des dents de sa mâchoire inférieure. » (p.47) Ainsi, lorsqu’il
était en campagne, il pouvait amuser le soir ses généraux en se posant une
braise sur la langue, provoquant l’illumination de son palais miniature,
lorsqu’il souriait.
Les deux dernières séquences sont d’un onirisme plus sombre, autour de
l’angoisse de se perdre dans le miroir (p.53) ou dans le labyrinthe (p.63) à
l’intérieur duquel l’architecte a l’impression « d’avoir été propulsé dans
les circonvolutions de (s)on cerveau ».
Livre étrange, décidément. On a le sentiment qu’à partir d’un projet ludique,
l’auteur a laissé de plus en plus le champ libre à ses hantises personnelles,
tout en conservant un décor plus ou moins oriental. Cela donne un livre
inclassable, qui vaut poétiquement par ce qu’il déplace ou déroute :
frontières de formes et de genres, habitudes de lecture, attentes…
Contribution d’Antoine Emaz
Jean-Pierre Chambon
Trois rois
Harpo &, 2009
20 € - sur le site de la librairie Ombres blanches