Séverin : L'Homme blanc, Souvenirs d'un Pierrot,
introduction et notes de Gustave Fréjaville. Plon, 1929.
(1)[...] je dois citer quelques femmes mimes qui m'ont paru vraiment douées. Je nomme tout d'abord Félicia Mallet, dont j'ai déjà esquissé la silhouette dans le jeune pierrot de
l'Enfant prodigue. Elle fut mieux encore dans une petite pantomime, Barbe-Bleuette ; j'ai oublié le nom de l'auteur, mais la musique était, je crois, de Francis Thomé (1). Félicia Mallet y était étonnante. La dureté de ses yeux ajoutait ici à l'expression : même aux moments où elle devait simuler la douceur, on voyait percer la cruauté et c'était parfaitement juste. Cependant Félicia Mallet n'était pas complète en tant que femme-mime. Dans le jeune Pierrot, elle représentait un adolescent et, malgré ses yeux, - je ne maintiens cette réserve qu'en parlant ici de perfection absolue - elle était bien. Dans la méchante femme de Barbe-Bleuette, créature perverse et cruelle tuant ses maris, elle fut mieux encore, et même de tout premier ordre. Dans d'autres rôles, où il eût fallu être vraiment femme, dans la Danseuse de corde, par exemple, elle fut constamment à côté (2). Son corps, ses allures, ses yeux étaient contre elle ; femme, elle manquait de charme, et, femme ou homme, ses yeux gris-vert - du verre pilé, disait un de mes amis - étaient toujours là.
Otéro, très belle et très douée, avec un magnifique tempérament, était toujours, dans chacun de ses rôles, quoi qu'elle pût faire, " la belle Otéro ". Ce n'était pas rien. Mais toutes ses interprétations faisaient penser à Carmen. Elle fut belle et Carmen, dans tous ses rôles. Elle le sera sans doute toute sa vie durant. Et chez Rosario Guerrero, qui fut mon élève, Carmen paraissait encore davantage, avec quelque chose de plus "peuple" que chez Otéro.
Et je tiens enfin à citer Colette, notre grand écrivain Colette, qui a failli devenir une mime tout à fait admirable. Je ne lui au vu jouer que deux pantomimes. Dans la première, à Monte-Carlo, elle interprétait un petit faune : elle y était tout d'instinct, avec des dons naturels et une expression des plus rares. Ensuite, je la vis une fois dans la Chair, de MM. Georges Wague et Albert Chantrier : elle y montrait la sensibilité la plus intelligente - pouvait-il en être autrement ? - avec des jeux de physionomie très pensés, très vrais. Notre Colette était superbement douée pour la pantomime. Ah ! Madame, quoi que vous puissiez penser et dire, si vous aviez eu des leçons de pantomime, de vrai pantomime, si vous aviez voulu apprendre cette langue, la posséder autant que vous possédez magnifiquement la langue française, quelle mime complète et merveilleuse vous auriez été ! Vous avez préféré ne prendre, comme vous dites, que des leçons de " pantoche ". C'est tant pis pour la pantomime, qui vous regrette. Mon grand désir fut, pendant un temps, d'avoir la joie de jouer un jour avec vous, tant je vous trouvais vibrante et sincère, et pourvue de beaux dons naturels. Malheureusement pour moi, l'occasion ne s'est jamais présentée. Puis vous avez délaissé la pantomime... C'est tant mieux pour nous tous, vos lecteurs, car l'étude de la pantomime est trop passionnante et si, vous y laissant entraîner, vous y aviez sacrifié tout vos instants, vous n'auriez pu écrire, pour notre joie, toutes les belles pages que vous avez écrites, et celles que vous écrirez encore.
Barbe-Bleuette, pantomime de Raoul de Najac, musique de Francis Thomé, jouée au Cercle funambulesque les 2 et 4 février 1889, reprise au Nouveau-Théâtre, le 25 novembre 1891. Il est à remarquer que l'interprétation de Félicia Mallet, cruelle, en effet, et même nuancée de quelque sadisme, ne paraît pas avoir enchanté l'auteur, qui ne reconnaissait plus sa pantomime : " J'estime, a-t-il écrit, qu'elle aurait remporté un succés aussi vif, de meilleur aloi, et surtout plus flatteur pour le goût du public, si une jeune femme, séduisante, souriante, même ingénue, s'était chargée du rôle de Colombine. " (Raoul de Najac, Souvenirs d'un mime, Emile-Paul, 1909.)(2) La Danseuse de corde, pantomime d'Aurélien Scholl et Jules Roques, musique de Raoul Pugno, créée par Félicia Mallet au Nouveau-Théâtre, le 5 février 1892.
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