La crise financière de l’hiver 2008 aura coûté au prince Walid Ibn Talal, de son propre aveu, un cinquième de sa fortune. On se situe dans les 5 milliards de dollars, grosso modo trois fois la valeur de Rotana… Dès lors, des questions se posent sur la stratégie du groupe dans la mesure où son secteur d’activité, de toute manière caractérisé par des retours sur investissements assez lents, est aujourd’hui terriblement frappé par la chute considérable du marché publicitaire.
Dans l’avenir immédiat, il semble tout de même à peu près certain qu’on ne reviendra pas tout de suite au joyeux temps de l’insouciance, lorsque que la production d’un clip coûtait couramment 1/2 million de dollars ou quand la facture de la seule petite fête organisée à Beyrouth pour la signature de son contrat par Haïfa Wehbé, « la jolie fiancée » de Rotana, était évaluée à 40 000 dollars (quand aux montants des contrats, sans parler de leurs conditions, le secret est bien gardé !)
Voilà donc des mois que la presse arabe scrute la vie de ses vedettes et constate avec étonnement que les rares stars qui n’étaient pas encore au catalogue de Rotana, telle l’Algérienne Warda, ont désormais rallié la major du monde arabe, tout en prédisant dans le même temps que nombre de têtes d’affiche ont décidé de quitter en masse un navire qui fait eau de toutes parts.
Dans ce concert de rumeurs contradictoires, où l’intox se paie sans doute cash, on peut tout de même s’appuyer sur quelques certitudes. La première concerne Beyrouth que Rotana, 7 ans après s’y être installé en fanfare, s’apprête à délaisser au profit de Amman et surtout du Caire. La crise financière d’une part, la vigueur de la concurrence, notamment avec la MBC, de l’autre, expliquent en partie une décision qui est aussi la conséquence des luttes fratricides interlibanaises.Et cela, paradoxalement, depuis l’annonce officielle de la fusion, durant l’été 2007, entre Rotana et la LBCI (devenue LBCSat et désormais possédée à 85 % par al-Walid Ibn Talal). S’appuyant sur les autres activités de la holding, le nouveau géant des médias arabes aurait dû se trouver en position de force dans le paysage médiatique arabe. En réalité, il semble bien que la greffe (article en anglais) n’ait jamais bien pris entre le groupe d’origine saoudienne, où l’on trouve par exemple la chaîne religieuse Al-Risâla, et la très légère LBC (dont l’acronyme anglais se lit en arabe comme « Va te rhabiller », impératif adressé à une femme qui pourrait être en l’occurrence n’importe laquelle de ses présentatrices qu’on dirait choisies, bien souvent, pour la seule qualité de leur plastique…)
A cela s’est ajoutée la guerre sans merci que se sont livrés Gabriel Murr (de la famille de la célèbre tour en ruines qui domine, depuis la guerre civile, le centre ville de Beyrouth), et « cheikh » Pierre Daher, directeur de la LBC, naguère fondée par les Forces libanaises (lesquelles forces continuent, via leur trop célèbre leader Samir Geagea, à réclamer leurs droits sur la station devenue une très belle affaire commerciale…)
Il semble bien que le combat livré par Pierre Daher contre Gabriel Murr se soit soldé par une victoire à la Pyrrhus. En effet, l’homme qui possède sa propre chaîne de télévision, la MTV, à nouveau en service depuis quelques mois (l’histoire est trop longue à raconter mais article très partisan ici), a décidé de cesser toute collaboration avec Rotana, ainsi privée des importantes facilités techniques de la société Studiovision. Plus grave pour le groupe saoudien est le fait qu’Antoine Choueiri a pris position en faveur de Gabriel Murr. Dans une conjoncture très morose depuis la crise de l’hiver 2008, la défection du super patron de la publicité dans le monde arabe est assurément un coup dur (article en arabe dans Al-Akhbâr).
Si l’on ajoute à tout cela les déboires qu’aura connus al-Walid Ibn Talal par rapport à ses grandes ambitions cinématographiques (rapidement évoquées dans ces deux billets 1 et 2, on voit que la société Rotana a bien du mal à négocier sa « sortie de crise ». Et c’est naturellement dans ce contexte qu’il faut apprécier – sur fond de rumeurs entre un accord possible entre les deux autres grands acteurs du champ médiatique arabe, MBC et ART (voir le précédent billet) – les informations, presque officielles cette fois, à propos d’un accord entre Rotana et News Corps, l’énorme groupe médiatique de Robert Murdoch (près de 24 milliards de dollars de revenus en 2005).
A vrai dire, le rapprochement entre les deux géants des médias est dans l’air depuis le printemps de l’année 2008 au moins, lorsque Rotana a choisi de concurrencer directement la MBC en faisant accord avec 20th Century Fox (fleuron du groupe News Corp) pour diffuser, au Moyen-Orient, la chaîne Fox Movies. A l’époque, Al-Walid Ibn Talal était déjà entré dans le capital du groupe News Corp à hauteur d’un peu moins de 5 %.
Un an après les premières indications à ce sujet, les discussions entre les deux magnats des médias sont apparemment sur le point d’aboutir (article en arabe, encore dans Al-Akhbar) en vertu duquel le groupe de Robert Murdoch rachèterait entre 20 et 25 % du capital de Rotana (une transaction entre 250 et 350 millions de dollars). Accompagné par la nomination d’un administrateur de la News Corp au conseil d’administration de Rotana, cet accord serait renégocié dans un an.
Pour les médias du monde arabe, il s’agit bel et bien d’une révolution. Bien entendu, l’intégration d’une major arabe telle que Rotana au marché mondial, via cet accord avec News Corp, entérine la prise de pouvoir médiatique, sur la scène arabe, des groupes saoudiens. Incidemment, on notera aussi la marginalisation de Beyrouth, écartée de l’industrie de l’entertainment arabe au profit d’autres capitales régionales. Mais le plus significatif reste incontestablement la naissance de la Murdochtana, monstre quelque peu effrayant qui voit le groupe de l’émir al-Walid Ibn Talal dont les images de rêve forgent l’imaginaire de la jeunesse arabe s’allier à celui de Robert Murdoch, le propriétaire de la Fox News, une des voix les plus outrageusement néo-conservatrices, au sens donné par l’administration de Georges Bush à ce terme…