COMMENTAIRE RELATIO : Le poids des mots et le choc des photos ? La perte de substance des mots et les écrans des images… Voici un livre qui décrypte la crise du politique sous des angles qui méritent attention. Car cette crise en cache une autre, plus grave, plus durable et plus porteuse de périls, celle de la démocratie.
« L’hiver de la démocratie » ? Oui, avec une question qui donne froid dans le dos : combien de temps durera cette hibernation ?
Le sommaire à lui seul est tout un examen clinique : « La divine surprise. Le bonheur démocratique. L'espérance perdue. La démocratie absolue. Le langage citoyen ou l'éloge de l'ignorance. Des transitions démocratiques à la démocratie balistique. La "Haute Démocratie" débordée par les populismes. Un nouveau régime nommé gouvernance ? ».
Le pays de Montesquieu n’échappe pas à des maux européens. Et le gommage du langage, les détournements de la langue l’affadissement des mots sont des symptômes. Une « gouvernance », c’est quoi ? Des « gouvernés » bernés… Et un affaiblissement de la pensée. Retrouverons-nous la force de résistance des mots ? DR
Face à ce grand tournant, nous vivons comme nos ancêtres à la veille de la Révolution de 1789. Ce crépuscule de l'Ancien Régime annonçait déjà la fin d'un monde. Mais les Français comme leurs voisins ont continué alors à vaquer à leurs routines sans vouloir imaginer que leurs habitudes déjà très ébranlées allaient être mises sens dessus dessous. Nous faisons de même à l'approche du séisme politique annoncé. Ce livre rappelle qu'en dépit de ses heureuses saisons passées, la démocratie est un mode de gouvernement non moins voué à s'effacer devant un Nouveau Régime que les régimes qui l'ont précédée.
L’AUTEUR : Guy Hermet est politologue, spécialiste de l’histoire de la démocratie et du populisme. Il a dirigé le Centre d’études et de recherches internationales (CERI), et enseigné à Sciences Po, à l’Université de Lausanne, à l’Université Libre de Bruxelles, à l’Institut universitaire des hautes études universitaires de Genève et à l’Université de Montréal. Il est Docteur honoris causa de l’Université de Madrid.
ENTRETIEN : SELECTION RELATIO SUR LE MONDE
Guy Hermet : "Une liberté faussée"
Ancien directeur du Centre d'études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, vous publiez L'Hiver de la démocratie ou le nouveau régime (Armand Colin, 230 p., 22,50 €). Un tableau sombre de l'état de nos "vieilles démocraties" où sévissent, selon vous, des formes insidieuses de contrôle des esprits...
Nous vivons dans une situation paradoxale. A priori, notre liberté est totale. Mais c'est une liberté faussée, soumise à une censure qui n'est pas extérieure, mais que nous avons tendance à intérioriser. Il y a des mots que l'on n'ose plus utiliser : voyez l'expression "souveraineté du peuple". Pourtant liée depuis toujours à l'idée de démocratie, elle fut d'abord placée en exergue du projet de Constitution européenne, avant d'être exclue de sa version finale. Il y a d'autres mots, à l'inverse, dont on use à tort et à travers au point de ne plus savoir de quoi on parle, comme "citoyen" ou "républicain". Notre liberté de parole est de plus en plus encadrée par une sorte de préservatif lexical qui garantit la "bonne" pensée. Nous ne nous en rendons pas forcément compte, d'ailleurs. Cela me fait penser à la "novlangue" évoquée par George Orwell dans 1984.
Orwell imaginait cette "novlangue" comme un instrument de propagande forgé par des Etats totalitaires. Le rapprochement n'est-il pas exagéré ?
La différence principale entre les démocraties et les totalitarismes est que cet endoctrinement par la langue ne vient plus d'en haut. Encore que... Prenez la France : depuis la loi Gayssot (1990), qui sanctionne la négation des crimes contre l'humanité commis durant la seconde guerre mondiale, on a adopté d'autres lois qui prétendent dire ce qu'est la vérité historique, sur l'esclavage ou le génocide arménien, par exemple. Je ne dis pas que ce qui est dit par la loi est historiquement faux. Je constate simplement qu'on assiste au retour de la notion de "vérité officielle". Mais admettons : il est vrai que, dans nos démocraties, l'Etat n'est plus le seul lieu où se décide ce que l'on doit penser ou non. Les instances qui dispensent le "politiquement correct" sont diverses : les hommes politiques, les hauts fonctionnaires, les syndicats, les Eglises, les intellectuels, les journalistes... Ce qui m'inquiète, c'est qu'il est très difficile, en raison même de cet éclatement, de lutter contre la prolifération du prêt-à-penser.
Vous parlez à ce propos de "nouvel ordre moral". En quoi est-ce dangereux pour la démocratie ?
Il ne faut pas oublier que logos, en grec, signifie à la fois la parole et la raison. Ainsi, quand on crée de la confusion dans les mots, on "désinstruit" les gens, on sape l'esprit critique. Par exemple, je suis frappé - moi qui suis pourtant très proeuropéen - par le vocabulaire que distillent les instances communautaires : on parle de "gouvernance" plutôt que de "gouvernement", ou encore d'"ajustements sociaux" pour euphémiser ce qui conduit en fait au démantèlement de l'Etat-providence. Bref, un lexique anesthésiant qui tend à dépolitiser les problèmes, à masquer le caractère conflictuel de la réalité. La conséquence, c'est un appauvrissement de la pensée. Or la vraie démocratie réside dans la capacité qu'a le peuple de faire des choix. Il doit pour cela y voir clair. L'important est de retrouver cette capacité de résistance qu'offrent les mots.
Propos recueillis par Thomas Wieder (Le Monde)