Tu écris toujours ? (53)

Publié le 15 novembre 2009 par Christian Cottet-Emard

Conseils aux écrivains qui doivent répondre à des questions embarrassantes.


Cet épisode de TU ÉCRIS TOUJOURS ? (FEUILLETON D’UN ÉCRIVAIN DE CAMPAGNE) illustré par le dessinateur Miege est paru dans Le Magazine des Livres n°19, septembre/octobre 2009.

Je fais souvent des rêves prémonitoires désagréables. Par exemple, je rêve que je me lève tôt le matin, et le mauvais rêve se réalise peu après. Mon voisin écrivain m’a confié qu’il faisait le même rêve et qu’il avait commis l’erreur d’en parler dans une de ces interviews paralittéraires dont l’objectif principal est de révéler aux lecteurs si vous êtes plutôt chat que chien, cognac ou bourbon, cigarette ou cigare, choucroute ou cassoulet, la plus littéraire des questions étant : « préférez-vous écrire au stylo qui bave, à la portative qui coince ou à l’ordinateur qui rame ? » Il faut se méfier de ces questions en apparence futiles qui ont le redoutable pouvoir de vous transformer, vous l’auteur, en un personnage de fiction qui finira par prendre votre place dans l’esprit de vos lecteurs. En indiquant qu’il craignait de se lever tôt, mon voisin écrivain se trouva propulsé auprès de ses nombreux lecteurs dans la catégorie des auteurs paresseux, ce qui lui fut longtemps préjudiciable dans ses rapports avec son éditeur en attente d’une suite qui ne vint jamais à son unique et sirupeux best-seller. En ce qui me concerne, j’ai bien retenu la leçon et je n’avouerai jamais, quand bien même accéderais-je à la célébrité, que mon plat préféré est le canard à l’orange. Vous me direz que vous êtes maintenant au courant mais cela n’a pas d’importance puisque, à l’inverse de mon voisin, je ne suis pas célèbre.

Revenons à nos canards, je veux dire à nos moutons. Après avoir pris conscience du danger auquel peuvent vous exposer les réponses sincères à des questions idiotes ou insignifiantes, étudions maintenant les questions embarrassantes, celles qui portent par exemple sur les tirages de vos livres si votre nom ne s’inscrit pas encore en tête des listes des meilleures ventes. Lorsqu’on parle de questions qui ne doivent jamais recevoir de réponses, le mieux est de se référer aux techniques de non-communication employées par les personnalités politiques. Rien n’autorise un journaliste à savoir que vous avez publié votre dernier livre à cinquante exemplaires chez un éditeur adepte de l’impression à la demande. Vous répondrez donc ainsi à toute question concernant le tirage : « je vous remercie de me poser cette question importante à laquelle je répondrai avec grand plaisir lorsque j’aurai terminé de répondre à la précédente à propos de laquelle j’avais encore une précision à donner. » Cette formule magique vous a permis de créer une première diversion en flattant l’ego souvent surdimensionné du journaliste et une deuxième en sollicitant sa mémoire logiquement plus orientée sur les questions à venir que sur celles déjà posées. Il jettera l’éponge et passera à la question suivante. Vous êtes tombé sur un teigneux agrippé à sa question comme l’oncle Picsou à ses dollars ? Pas de panique, voici la parade : « j’ai bien noté votre question mais je voudrais en préambule, si vous le permettez, répondre par avance à une autre question que vous ne manquerez pas de me poser bientôt et dont la réponse contribuera à donner par anticipation à la précédente toutes les précisions qu’elle mérite. » Le journaleux résiste encore ? Infligez-lui votre botte : « Pouvez-vous me répéter la question ? »

Qu’on soit écrivain ou non, savoir se débarrasser des questions embarrassantes est un art de vivre qui permet aussi de remettre à leur place tous les impolis, notamment les journalistes, qui se permettent de les poser. Est-ce que je demande à madame Tumbelweed, la gouvernante qui travaille chez mon voisin écrivain, si elle utilise un rasoir électrique ou un jetable pour éliminer ses poils au menton ? Non, je feins de ne pas les remarquer. Et je ne la questionne pas davantage sur ses relations avec Sir Alfred, le chat de ce même voisin, qui ne sont pas au beau fixe. Madame Tumbelweed m’est reconnaissante de cette discrétion. Un jour, elle a sonné à ma porte pour me demander si je n’avais pas vu Sir Alfred qui disparaissait chaque fois qu’elle devait lui administrer son vermifuge. Je me préparais à dîner seul car mon épouse s’était absenté. Lorsque la brave femme constata que j’allais me contenter du même menu que Sir Alfred, des sardines en huile de la fameuse marque Ohé, matelot, elle me pria de patienter avant de commencer mon repas, se retira et revint quelques minutes après chargée d’un plateau d’argent sur lequel était disposé un plat sous cloche. Vous me croirez si vous voulez, c’était du canard à l’orange qui lui restait de midi. Incroyable non ? Ce que j’admire chez les gens de maison de cette classe, c’est leur don de deviner nos rêves les plus profonds, les plus secrets, les plus complexes, une préférence personnelle pour le canard à l’orange par exemple, sans recourir à la moindre question embarrassante. Qu’ils en prennent de la graine tous ces journalistes !