C’est une longue fêlure dans le sol du Turbine Hall de la Tate Modern à Londres (jusqu’au 6 Avril). Ayant vu quelques photos comme celle-ci, et lu quelques articles parlant d’accidents, j’imaginais une immense faille, un trou gigantesque dans lequel les visiteurs couraient le risque d’être engloutis, avalés, transformés, voire de disparaître définitivement dans une autre dimension. Je me remémorais l’exposition de Robert Morris à la Tate en 1971 je crois, où les visiteurs cheminaient sur des planches en équilibre, grimpaient sur des meubles et se cassaient la figure -ou une jambe - si bien que la direction de la Tate annula l’exposition au bout de quelques jours (cette expo géniale, qui sera visible ici à partir du 11 Novembre, évoque fort bien cette péripétie avec force documents inédits). Je comptais donc voir un bouleversement de grandeur, une installation dérangeante et dangereuse, un manifeste révolutionnaire.
Que nenni ! Quelle déception! Ce n’est qu’une petite fêlure qui court tout le long du bâtiment, qui s’élargit un peu, vous pouvez y glisser un pied, pas plus, et pour y voir un danger quelconque, il faut que vous soyez un parent paranoïaque et procédurier d’un enfant turbulent et mal-voyant.
Mais c’est une très belle fêlure, qui zigzague comme un ruban argenté, qui hésite parfois, qui s’entrouvre pour dévoiler des entrailles rondes emprisonnées dans un grillage métallique dont l’acier brille parfois sur le béton, sans qu’on puisse percer le secret des profondeurs, plonger l’oeil au fond du trou; comme on sort de l’expo Louise Bourgeois, ces rondeurs enfouies font rêver. Il y a parfois des repentirs, des frissons, des impasses, des ratés. Enfant, j’habitais une ville minière, des galeries de mine bougeaient parfois sous les immeubles du centre ville, le mur du salon se fendillait soudain, j’étais émerveillé par ces mystères tectoniques.
Cette fêlure est peut-être une superbe pièce conceptuelle, un lien avec les puissances souterraines, une affirmation de la terre brute au milieu de la ville civilisée; elle est peut-être une oeuvre symboliste sur la fracture, la séparation, le désamour. Cette craquelure évoque peut-être les fractures de nos sociétés, le fait que Liberty Bell soit fêlée, à l’image de la démocratie américaine; cette fente est peut-être être sexuelle, féminine, bataillienne, beauvoirienne, que sais-je. Elle peut offrir des dizaines de lectures et d’interprétation possibles.
Mais son auteur, la Colombienne Doris Salcedo, nous offre une seule explication, nous disant ce que nous devons penser de son oeuvre : il s’agit du racisme, de l’écart entre Blancs riches et Noirs pauvres, entre Nord et Sud. Elle l’a titrée Shibboleth: c’est un mot biblique que seuls les Ephraïmites savaient prononcer, ce qui leur permettait d’identifier les Gileadites se cachant chez eux (Juges, 12, 5-6). Les mécanismes d’appartenance et d’exclusion, qu’ils soient ethniques (la couleur de la peau), sociaux (l’accent d’Oxford, ou la manière dont vous tenez votre fourchette dans un dîner mondain ou prononcez Broglie, Schneider ou Cruse) ou intellectuels (prononcez donc Barthes - Roland- comme Barthez -Fabien-, ou mettez un accent à Perec), divisent nécessairement, coupent en deux, ceux du bon côté et les autres. Doris Salcedo s’étend longuement sur la signification de sa pièce, et sur le racisme dans le monde contemporain.
Comme lui, je trouve cette affirmation dérangeante, je n’aime guère que l’artiste parle ainsi de son travail, me dise trop évidemment quoi penser, me restreigne, me limite parmi les champs du possible. Je ne suis pas à l’aise avec l’écart que je vois entre cette pièce extraordinairement riche de sens et cette pensée pré-mâchée. L’oeuvre me semble ici être bien meilleure que le discours de l’artiste. Mais comme il est dit ici, c’est une approche discutable. Comme elle, soyons perplexes.
Photos provenant du site de la Tate.