Peu de gens en France ont entendu parler de l'affaire Kelo, qui a passionné l'Amérique en 2005. Pourtant, ses enseignements valent d'être étudiés, y compris de ce côté de l'Atlantique.
Une affaire autour du droit de propriété
Au départ, l'affaire Kelo est une "simple" affaire d'expropriation. Le groupe pharmaceutique Pfizer veut agrandir son implantation dans la ville de New London. La cité voit dans cette implantation une aubaine et créée alors une société de développement mixte avec des partenaires privés pour développer à proximité du centre Pfizer (qui n'est pas partie prenante de l'affaire, précisons le) de nouveaux quartiers de commerces et d'appartements, la New London Development Corporation (NLDC), équivalent local d'une SEM. Celle ci lorgne sur le terrain de plusieurs propriétaires d'un quartier populaire dénommé Fort Turnbull. Elle essuie un refus catégorique de plusieurs d'entre eux, attachés à l'endroit.
La mairie de New London décide de procéder à l'expropriation des propriétaires concernés au nom de l'équivalent américain de notre concept d'utilité publique, appelé là bas "eminent domain". Seul problème, le développement par une société de droit privé, fut elle soutenue par le secteur public, d'appartements et de commerces, ne peut en aucun cas être assimilé, en droit américain, à un cas d'utilité publique.
La municipalité et l'entreprise imaginent alors une argumentation subtile: l'utilité publique sera justifiée par le fait que le nouvel ensemble augmentera grandement les recettes fiscales de la municipalité. Autrement dit, le concept "d'utilité publique", jusque là limité à des projets à caractère... public, devient un instrument de collusion entre promoteurs privés et gouvernements locaux pour expulser n'importe quel propriétaire gênant un projet lucratif, du moment que le nouveau propriétaire peut justifier (sans donner la moindre garantie) que son projet génèrera plus de taxes que l'actuelle occupation du sol. Pour être franc, New London n'a pas été la première municipalité à utiliser l'argument. Mais elle a été la première municipalité à devoir le défendre devant la plus haute juridiction des USA.
Astérix à Fort Turnbull
Face à la perspective d'expulsion, la plupart des propriétaires vendent à NLDC des propriétés de facto dévaluées. Mais une d'elle résiste encore et toujours à l'envahisseur. Suzette Kelo (photo en début d'article), retraitée, propriétaire d'une petite maison rose, décide de porter l'affaire devant les tribunaux, après, d'ailleurs, avoir tenté de négocier un compromis avec la municipalité: De mauvaise grâce, Suzette Kelo acceptait de quitter son terrain si la NLDC lui fournissait un autre emplacement équivalent et prenait en charge le déplacement de la maison. Devant le refus intransigeant de NLDC, Mme Kelo a saisi la justice. Je n'ai pas analysé tout le parcours judiciaire de l'affaire, mais celle ci, après appel, est portée devant la cour suprême en 2005.
Ce qui aurait dû rester une affaire somme toute banale devient alors un des jugements les plus médiatisés du pays, donnant lieu à des débats houleux, en ligne et même sur certaines chaînes de télévision. Finalement, la cour suprême, par 5 juges à 4, donne raison à la cité de New London. L'une des 4 juges ayant voté contre, Mme O'Connor, estime alors que ce jugement marque la fin du caractère sacré de la propriété aux USA.
La suite semblera lui donner raison. Dès la prononciation du jugement, de nombreuses municipalités, en cheville avec des promoteurs, tentent de lancer des "opérations Kelo". En face, les opposants au jugement, non sans humour, lancent un "raid Kelo" contre la maison d'un des 5 juges ayant voté cette décision, en proposant à sa municipalité de bâtir un "hôtel musée des libertés perdues" qui, selon ses promoteurs, rapporterait bien plus en taxes que la maison du juge... Je ne crois pas qu'il y ait eu une suite.
Le jugement provoque un tel mouvement de rejet populaire que plusieurs états, sous la pression de l'opinion, font adopter des lois restreignant l'usage de l'utilité publique pour transférer une propriété d'un privé vers un autre privé. Mais les termes de ces lois restent généralement en deça d'une interdiction stricte, et des observateurs comme le très respecté juriste Eugene Volokh estiment que la plupart de ces lois "anti-eminent domain" sont purement cosmétiques.
Le résultat ? Si le mouvement de sympathie généré autour de Mme Kelo lui aura permis de voir sa maison finalement reconstruite à l'identique sur un nouveau terrain, les conséquences du jugement de la cour suprême demeurent. Et divers instituts se font l'écho d'abus répétés d'usage de l'utilité publique dans plusieurs états de l'Union (un exemple).
Encore un échec lamentable de la planification sous la contrainte publique
Mais, ironie de l'Histoire, la crise économique est passée par là, et le projet de Pfizer sera finalement abandonné. Pfizer, après sa fusion avec Wyeth, décide de rationaliser ses centres de recherche et ferme son implantation de New London. Résultat, aucun des commerces, aucun des appartements promis par la NLDC n'a encore vu le jour, et ne devrait sortir de terre dans un avenir prévisible. 78 millions de dollars d'expropiations, de démolitions, d'études diverses, de travaux de viabilisation, et de salaires versés à la NLDC, ont été dépensés en pure perte. Les taxes promises ne rentreront jamais.
Comme le dit l'économiste du Cato Institute Randal O'Toole,
The Supreme Court, of course, said it was perfectly okay for New London to take people’s land and give it to a developer because the city had written a “comprehensive plan” that “it believes will provide appreciable benefits to the community.” This decision gave enormous power to urban planners.
Of course, someone will always say that planners could not have foreseen the recent recession, Pfizer’s merger with another company, or its decision to move out of New London. But that’s the whole point: planners are no better at predicting the future than anyone else, and it was simply wrong for the Supreme Court to give cities power to take people’s property based on a comprehensive plan.
Friedrich Hayek called the idea that government planners could make decisions for us better than the market “the fatal conceit.”Fatale vanité... Si la NLDC avait respecté le droit de propriété des habitants de fort Turnbull, sans doute n'en serait elle pas là aujourd'hui.
L'expropriation, un outil indispensable de la gestion de l'espace ?
Mais, me direz vous, lorsqu'une cité souhaite redévelopper des quartiers en déshérence, cela n'implique-t-il pas de "réduire les coûts de transaction" en empêchant des propriétaires récalcitrants de tenir des projets de modernisation en otage ? Peut on réhabiliter des quartiers entiers sans avoir recours à l'expropriation ?
Quelques maires courageux ont osé préférer à l'usage de la force publique brute les forces du marché: négociation, association des propriétaires aux bénéfices, et séparation claire des rôles du public et du privé.
Le plus emblématique d'entre eux est certainement le maire républicain d'Anaheim (la ville de DisneyLand Californie, voisine de Los Angeles, 350 000 habitants), Curt Pringle (photo). Celui ci, élu en 2002, est célèbre pour avoir réussi à faire revivre sa ville jusqu'alors mal en point, sans jamais avoir utilisé l' "eminent domain", et en en ayant explicitement fait interdire l'usage sur sa commune. Il a publié un rapport dans lequel, non content d'expliquer comment Anaheim a pu revivre grâce à un urbanisme fondé sur les principes du libre marché, il montre, nombreux exemples à l'appui, que les incitations créées par la possibilité d'exproprier les individus "qui gênent" les projets municipaux portent en germe l'émergence de désastres. Notamment, dès que l'usage de l'eminent domain est prononcé dans un quartier, il n'est pas rare de voir les propriétaires des quartiers avoisinants diminuer leurs investissements, par peur de subir le même sort, ce qui fait entrer nombre de projets bâtis à l'aide de l'eminent domain dans une spirale de l'échec.
(...)
Some may ask: If eminent domain isn’t the answer, what tool should cities use to stimulate economic development? The answer is simple: market forces."
A noter, incidemment, qu'en 2006, Pringle a été réélu avec 79% des voix, un score rarement vu dans une ville importante. On peut donc être un maire populaire en pratiquant un urbanisme libéral !
Mais les leçons à tirer du fait divers Kelo vs. New London ne s'arrêtent pas là.
Des affaires Kelo sont elles possibles en France ?
En France, la procédure de ZAC, couramment utilisée, permet de parvenir parfaitement légalement au même résultat que celui espéré par la NLDC, avec juste un peu plus de subtilité. La ZAC, "zone d'aménagement concertée", permet à des municipalités de s'associer à des développeurs pour concevoir un développement supposément harmonieux et respectueux de tous les canons de la planification bureaucratique.
Une fois la ZAC déclarée d'utilité publique après, donc, concertation (officiellement !), les expropriations peuvent commencer, sur la base de l'estimation des services des domaines, lesquelles tiennent en général compte de la perte de valeur du terrain sur lequel les aléas de la vie politique ont jeté un sort fatal. Pis même, lorsqu'une servitude forte est placée sur un terrain, lui faisant perdre toute valeur, les domaines considèrent normal de fixer un prix post-servitude, et non ante, ce qui ne constitue ni plus ni moins qu'un vol.
Certes, et c'est heureux, les utilisations abusives de procédures de ZAC pour exproprier les possédants à vil prix sont en général bien combattues par la justice administrative française, à la condition que les plaignants aient réussi à monter un dossier irréprochable, ce que beaucoup d'entre eux renoncent à faire, préférant négocier même dans de mauvaises conditions, plutôt que de risquer une litigation sur la base des estimations très arbitraires des domaines. Mais les quelques bases (romaines ?) qui subsistent dans notre droit nous protègent encore un peu des abus de force publique les plus flagrants. Ajoutons que les élus qui tentent ce genre de manoeuvre ne risquent rien à titre personnel, seule la commune pouvant être condamnée.De l'importance de la culture du droit de propriété
En France, des affaires Kelo se produisent chaque semaine, et la population s'en moque éperdument. Aux USA, la culture populaire du droit de propriété est encore forte, et une affaire comme Kelo a provoqué de véritables débat de société. Comme le note l'économiste Nicole Gelinas citée par le rapport Pringle,
"Americans are serious about the sanctity of private property because they understand that it is not only inseparable from liberty but also the foundation of prosperity"
La mobilisation des américains autour d'affaires telles que Kelo me fait dire que les USA se sortiront toujours des ornières ultra-dirigistes dans lesquelles périodiquement, certains de leurs politiciens veulent les conduire, quitte à perdre une bataille de temps à autre contre les forces étatistes. En France, par contre, l'anesthésie du malade est permanente, et la guerre semble bel et bien définitivement perdue...
En Avril dernier, j'étais reçu par l'American Dream Coalition à Seattle. Un de mes messages fut le suivant:"Ne perdez jamais votre culture du droit de propriété, quels que soient les assauts du législateur contre ces droits. En France, le terme "droit de propriété" n'évoque spontanément plus rien chez la plupart de mes concitoyens, ce qui facilite grandement la tâche des politiciens qui veulent la violer pour leur profit personnel. Si vous perdez votre perception de l'importance de ce droit, alors plus rien ne pourra s'opposer à la répétition outrancière d'abus de la force publique la moins retenue contre de simples citoyens".
Malgré la défaite juridique, aux USA, l'esprit de Kelo demeure. En France, il est à recréer.
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