Une science « made in Japan » ?

Publié le 30 octobre 2009 par Fuzzyraptor

Promis, les prochains jours, je parlerai d’autre chose que du Japon, mais là, la tentation est trop grande. Je sors des tiroirs le commentaire du livre de Sophie Houdart, La cours des miracles – Ethnologie d’un laboratoire japonais, paru en 2008 aux éditions du CNRS. Loin de moi l’idée de faire aussi bien que Frédéric Keck, d’autant que mon article est adapté d’une présentation faite lors de mes cours de master…

Le sujet paraît cocasse : étudier un laboratoire japonais de génétique du comportement de la drosophile (aussi connue sous le nom de mouche du vinaigre). A partir d’anecdotes d’un laboratoire et de l’histoire de son directeur Yamamoto, en tension permanente entre sa nationalité et sa profession, l’auteur nous fait toucher du doigt des thèmes plus complexes : comment être Japonais ET Scientifique ? Comment s’inscrire dans la spécificité, la localité, la revendication culturelle et participer au cours de la science, international par définition ? Peut-on faire la science autrement ?

Passons rapidement sur la forme. L’humour est omniprésent et le découpage ponctué de résumés simplifie la compréhension. En revanche, les idées sont présentées d’une manière un peu désordonnée et redondante à mon goût. Les citations et la bibliographie fournie permettent néanmoins pour les novices (comme moi), de s’initier à ce domaine. Intéressons-nous maintenant au fond.

L’ambivalence commence dès le titre. Au Moyen-âge, la « cour des miracles » désignait un lieu mal fréquenté, qui loge des mendiants, des parias ou des êtres étranges. Curieuse façon de désigner un laboratoire de sciences… A moins que Sophie Houdart ne pense à ces drosophiles mutantes aux yeux déformés ou aux ailes surnuméraires. Quant à ceux qui les étudient, elle les apparente à une ethnie, isolée et étrange aux yeux des scientifiques occidentaux. Ethnologue et sociologue des sciences, l’auteur revendique ici sa filiation intellectuelle avec Bruno Latour, qui a publié en 1979 avec Steve Woolgar, La vie de Laboratoire. Dans son livre, elle évoque pêle-mêle des éléments de la culture japonaise, la construction d’un scientifique, la vie dans un laboratoire et la réception d’une nouvelle scientifique par le public… Vastes sujets que je ne vais qu’effleurer ici…

Yamamoto, scientifique « écartelé »

L’auteur a choisi l’insecte comme vecteur pour suivre l’évolution de Yamamoto et sa carrière. Ce choix n’est pas anodin. Au Japon, ces petites bêtes sont vues comme une figure littéraire, une unité poétique associée à l’automne ou même un médiateur entre deux amoureux, la vie et la mort, la nature et la culture. A chaque étape de sa vie, Yamamoto présente les insectes d’un nom différent, qui trahit ses changements de visions (voire de paradigme). D’après lui, les japonais sont naturalistes par nature. Collecter les insectes est vu comme une attitude favorisant la formation de l’esprit scientifique chez les enfants… Les insectes sont donc d’abord des mushi (1). Mais quand il veut devenir scientifique, sa passion pour la taxinomie est vue comme démodée. Il doit grandir et se plier à des règles internationales. Les insectes deviennent alors des konchû (2). Le passage de l’un à l’autre signifie la maturité, l’entrée dans la science. Mais cette entrée s’accompagne d’un problème d’identité. Yamamoto voudrait ressembler à un américain mais reste un japonais aux yeux des occidentaux. Et chez lui, il est vu comme atypique. Etre scientifique ET japonais apparaît alors comme une aberration, une contradiction, presque une douleur.

Le Japon, entre isolement et modernité

Pourquoi cette contradiction ? Elle semble liée à la nature même du pays. Le Japon s’est constitué en opposition et en marge de l’occident. Mais il est aussi le réceptacle des traditions scientifiques étrangères (chinoise puis européenne). Sa spécificité, son esprit, sa situation géographique, sa langue contribuent à l’isoler. Les japonais sont vus comme des imitateurs. Et pourtant, ils ont réussi à se moderniser d’une manière étonnamment rapide et efficace. Une des grandes différences avec les occidentaux est ce rapport étroit et particulier avec la nature et l’environnement. Les japonais évoluent dans une cosmologie (3) radicalement différente de la nôtre. Quand nous séparons la nature de la culture, eux prêtent un esprit à tout ce qui les entoure. Leurs légendes sont peuplées d’animaux humanisés et d’esprits. Et cette imagerie est toujours aussi présente aujourd’hui, depuis les pokémons, abéviation de « pocket monsters » jusqu’aux films de Miyazaki. La nature est poétisée, chaque saison possède sont langage. Le printemps est par exemple associé à la floraison des cerisiers, comme on le retrouve dans de nombreux haïkus. Le sentiment des Japonais vis-à-vis de la nature est difficile à définir. C’est la notion de wabi sabi (4), d’incomplétude (fukanzensei) ou de nostalgie (hazukashii). Leur cosmologie est donc différente de celle du scientifique « lambda », qui sépare souvent l’homme (et donc la culture) et la nature. Mais pourtant, il existe des laboratoires au Japon. Alors comment ça se passe concrètement ?

Un labo coupé en deux et une science différente

L’auteur s’appuie sur la description du laboratoire de Yamamoto, coupé en deux entre les locaux hawaïens où sont collectées les drosophiles sauvages et les locaux japonais où elles sont étudiées. La nature n’est pas vue de la même manière dans les deux parties du labo. « La topographie des laboratoires ouvre les portes d’univers scientifiques distincts : en passant de l’un à l’autre groupe, ce sont les pratiques et les objets scientifiques qui apparaissent de nature différente » explique S. Houdart. En bref, lorsque la drosophile est collectée, elle appartient encore à la nature mais quand elle franchit les portes du labo japonais, elle n’est plus qu’un objet scientifique.

Les spécificités japonaises reparaissent lorsqu’il s’agit de désigner les comportements des mutants. En effet, si les mouches sont identiques, ceux qui les observent ne le sont pas. Leur culture « transpire » dans leur façon de travailler. Le principal exemple du livre est le mutant nommé satori, vu comme homosexuel dans le labo japonais, asexuel dans un laboratoire français et hétérosexuel aux Etats-Unis (5). La bonne foi du scientifique est mise à rude épreuve. Il tente de faire « entrer » les mouches dans des « cases » mais les dispositifs utilisés n’étant pas les mêmes selon les pays, les résultats diffèrent, menant à de réelles controverses.

Ainsi, pour les occidentaux : la nature est ordonnée et le rôle des scientifiques est de « dévoiler » cet ordre. Si l’on n’y prête garde, les manipulations ou la subjectivité du scientifique biaisent notre interprétation de la nature. En revanche pour les Japonais, la nature est forcément désordonnée, changeante et elle présente des multiples visages. L’homme se doit d’apporter de l’ordre et de la solidité. Il « classe » la nature. Déjà, le poète Bashô (1644-1694) disait « Sors de la sauvagerie, éloigne-toi de la bête, et suis la nature, retourne à la nature! ». Au Japon, la nature est le référent suprême de la culture.

Et le public dans tout ça ?

Il est bien connu que les scientifiques évoluent en « vase clos » et que leur reconnaissance provient en grande partie de leurs pairs. Là aussi, Yamamoto se distingue. Les pairs ne lui suffisent plus. Il lui faut aussi l’aval du grand public. On retrouve dans cette partie du livre le pouvoir des médias, qui donnent naissance aux phénomènes simplement en les amenant sur le devant de la scène. Les scientifiques français restent méfiants vis-à-vis des médias, qui sont suspectés de transformer les énoncés, voire de les politiser (et on peut imaginer sans peine la bronca qui jaillirait sur un scientifique français affirmant avoir découvert le gène de l’homosexualité). Pour Yamamoto, le devoir du scientifique est de participer aux débats car la pratique scientifique est avant tout sociale. Sa définition du scientifique est, je trouve, assez réaliste. Pour lui, les « hommes de science » sont à la fois égoïstes (car ils cherchent leur propre amusement dans l’exercice de leur fonction) et altruistes (car ils veulent faire profiter les autres de leurs découvertes).

Pendant ma lecture du livre, j’ai tenté de classer les différences entre la science telle qu’elle est pratiquée dans les pays occidentaux et au Japon. Je vous livre mes résultats sous forme de tableau (cliquez dessus pour l’agrandir) :

Notes :

(1) insecte, bestiole, petit animal avec des pouvoirs de métamorphose, divinité maîtresse du sol avant la conquête, signe de dérèglement, désordre.

(2) définition plus savante du terme insecte

(3) partie de la métaphysique qui traite du monde physique. Doctrine fondamentale de la nature qui étend un système commun de déterminations aux sujets et aux choses.

(4) impression produite par une trace du temps ou du hasard sur les objets, sentiment infiniment doux et profond qui donne la sensation d’approcher du subtil ou de l’invisible marqué sur les choses.

(5) Je n’évoquerai pas ici la controverse sur le gène de l’homosexualité (essentiellement par manque de place dans un seul article). Voire ceux de Sophie Houdart ou d’Enro.