Lectures baltes
Comme le font de très nombreux Finlandais en fin de semaine, prenons le ferry pour partir vers Tallin, mais pas pour faire provision de boissons alcoolisées détaxées, seulement pour prendre contact avec la littérature balte et principalement estonienne. En effet, mes lectures baltes sont presque essentiellement estoniennes et je n’ai pas encore croisé la route d’un seul écrivain letton depuis vingt ans. C’est donc Arno Valton, un auteur estonien qui eut bien des difficultés avec le régime quand celui-ci était encore soviétique, qui nous guidera à la rencontre de l’œuvre de Jaan Kross certainement le plus grand écrivain estonien contemporain et peut-être même balte. Nous visiterons ensuite l’œuvre de Viivi Luik, une Estonienne elle aussi, avant de nous attarder un instant avec Romain Gary dont il est bien difficile de connaître la biographie exacte tant il a affabulé sur le sujet. Mais, bien qu’il se rattache à la littérature française, il est admis que ses origines sont lituaniennes, je l’utiliserai donc ici car je n’ai pas d’autres lectures baltes à vous proposer et qu’il serait dommage de passer à côté d’un tel monument de la littérature mondiale.
Le porteur de flambeau de Arno Valton ( 1935 - ….)
A priori Arno ce n’était pas gagné entre nous car la nouvelle n’est pas mon style littéraire de prédilection et la littérature absurde permet trop souvent à des auteurs en défaut d’imagination de dire n’importe quoi sous prétexte que de toute façon c’est absurde. J’ai donné, et même trop, dans ce genre d’auteurs surtout américains d’ailleurs. Mais toi Arno, ton traducteur a eu la prudence de nous avertir dans son propos liminaire à ce recueil de nouvelles et de nous rappeler que tu avais de très bonnes raisons d’utiliser ce mode de narration pour faire passer tes messages. En effet, « Ce n’est qu’à partir de 1968 qu’Arno Valton tourne le dos au réalisme de ses débuts et invente un style personnel, fondé sur l’absurde et le grotesque » et qu’ainsi « les nouvelles d’Arno Valton ont joué un rôle considérable dans son pays (l’Estonie) pendant les temps difficiles de la « stagnation », en incarnant, face au régime brejnevien, la liberté de l’esprit et la dénonciation du totalitarisme ».
Fort de ces précieuses informations, j’ai pu aborder ton recueil avec une plus grande objectivité et j’ai mieux compris ces personnages anonymes qui errent dans un monde indéfini, glauque, souvent nocturne ou sombre pour essayer de réveiller les consciences endormies des masses en butte à une nuée d’interdits ou face à des obligations contraignantes ne laissant aucune place à la liberté. On lit clairement entre les lignes la dépersonnalisation imposée par un régime opaque avec l’aide d’une administration zélée et totalement absurde (La réalité dépasse la fiction).
Ces nouvelles dénoncent explicitement les diverses carences du système : abrutissement des masses, crise du logement, suspicion permanente, complexité du système, standardisation généralisée, absurdité administrative, … toutes les tares que dénonçaient déjà le couple Kehayan dans « Rue du prolétaire rouge » dans les années soixante-dix.
Ta plume se fait parfois plus audacieuse et tu n’écris pas qu’entre les lignes, tu balances aussi, quelquefois, au détour d’un paragraphe quelques bonnes sentences du genre : « Le collectivisme moderne n’a pas que des bons côtés,… », « Leur appartement devait être un refuge, une de ces innombrables cellules de pierre où les individus se retranchent dans leur singularité, séparés par des cloisons standard en béton. » ou « Qu’est-ce que vous avez à vous agiter et à jacasser ? Est-ce que les gens n’ont pas le droit, parfois, de faire ce qui leur plaît ? »
Et que ta plume soit un secours pour la littérature estonienne qui vit des jours difficiles sur un marché très étroit et qui doit mieux s’exporter pour pouvoir exister et susciter la création.
Le fou du tzar de Jaan Kross (1920 – 2007)
Jaan Kross qui figura pendant un certain temps parmi les candidats potentiels pour le Prix Nobel de littérature, décéda en 2007 sans avoir obtenu ce prix. Après des débuts dans poésie, il se tourna vers le roman historique et dans « Le fou du tzar », il dresse le portrait du colonel Von Bock, un ex-favori d’Alexandre I° tombé en disgrâce pour avoir proposé un projet de réforme trop réaliste qui mettait trop clairement en évidence les carences du régime. Après neuf années d’emprisonnement, le colonel vit chez lui sous la surveillance humiliante des siens. Une situation que Kross ne met certainement pas innocemment en évidence, c’est un peu comme un petit coup d’épingle que l’auteur piquerait dans la chair de ceux qui dirigeaient la vaste union qui englobait son pays quand ce livre a été écrit. Une belle fresque historique qui fait revivre l’Estonie et qui montre que les perversités du régime ne se sont peut-être pas éteintes avec le temps.
Viivi Luik – La beauté de l’histoire (1946 - ….)
A la frontière de la poésie et de la prose romanesque, aux confins du roman fantastique, Viivi Luik, romancière estonienne, rapporte dans ce livre une histoire d’amour entre un sculpteur juif de Lettonie et une jeune poétesse estonienne qui lui sert de modèle. Ce récit qui se déroule en 1968, au moment où les chars soviétiques pénètrent à Prague, dessine une image trouble de ces pays de l’Europe de l’Est qui ploient sous la botte soviétique. C’est une forme de protestation suggérée, voilée, qui se noie dans une brume effilochée comme les photos artistiques qui suggèrent sans montrer. Un exercice de style pour délivrer un message en forme de dénonciation de la dictature qui règne alors dans cette partie de l’Europe.
Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable de Romain Gary (1914 – 1980)
Pour comprendre tout le désarroi, l’amertume et l’angoisse qui imprègnent ce roman, il faut le lire quand la soixantaine est venue et que le corps ne répond plus comme avant ou plus tout à fait comme avant. Je peux témoigner, j’ai lu ce livre il n’y a pas si longtemps. C’est l’histoire d’un homme qui a atteint cet âge un peu fatidique après une vie brillante et bien remplie et qui ne peut pas accepter de se voir diminuer devant la belle et jeune brésilienne qu’il a séduite et qu’il ne peut plus satisfaire comme il le voudrait. Tous les artifices qu’il entrevoit ne font que lui confirmer qu’il a déjà descendu une marche vers la fin de sa vie. Un livre puissant, vrai, sans concession qui met le lecteur face à lui-même et à son avenir et lui confirme qu’il y a bien une limite au-delà de laquelle la vie n’est plus comme avant et qu’elle ne sera bientôt plus la vie. Certains ont trouvé de l’espoir ou de l’amour dans de livre, moi, j’y ai surtout vu du désespoir et de l’amertume et même une forme de révolte contre ce début de déchéance physique.