De nouveau une passionnante séance dans l’auditorium du Petit Palais, à Paris, sous l’égide de Sylvie Gouttebaron et de la Maison des Écrivains. Autour de Michel Butor, avec Catherine Flohic qui a édité tout récemment dans sa collection Les Singuliers (Éditions Argol) un Michel Butor, rencontre avec Roger-Michel Allemand et donc Roger Michel-Allemand. La première demi-heure est consacrée à un film de François Flohic, tourné à l’Écart, la maison de Michel Butor en Haute-Savoie. Belles atmosphères, un Butor intime et simple, des lumières très naturelles, des gros plans de Michel Butor, la barbe foisonnante et blanche et l’œil qui pétille. Petit compte rendu au fil de la projection et de l’entretien.
Un monument marginal
A la question « Michel Butor, est-ce un bon écrivain ? », Butor
répond qu’il est un « monument marginal », qu’il a lancé des idées
dont certaines ont fructifié, des semences et que « ça germe ». Il se
dit aussi professeur d’ignorance,
quelqu’un qui s’aperçoit qu’on ignore un certain nombre de choses. A tel
endroit, dit-il, il y a des choses qu’on ne sait pas.
L’improvisation
Il improvise toujours ses cours et conférences, ce qui l’entraîne dans une
sorte d’invention permanente. [Il semble en effet improviser mais avec une très grande cohérence et une suite
parfaite des idées et fait preuve tout au long de la soirée de beaucoup d’humour
et de distance simple par rapport à lui-même].
Une journée de Michel Butor
Le film raconte une journée de travail, et il y est question aussi des
fameux carnets jaunes, quatre par an en moyenne précise-t-il. Dans lesquels il brouillonne. Chaque texte, souvent né
là, aura ensuite de multiples versions : « sous chaque page, dix
pages couvertes de ratures ». Il parle de l’ordinateur, qu’il pratique
disant qu’il lui permet de travailler encore plus qu’avant sur ses textes. Il
pense même que la langue va évoluer plus vite grâce à l’ordinateur. En vacances
à Hendaye, l’été, il n’a pas d’ordinateur et cela lui manque : « quand
je serai grand, j’aurai un portable, pour mes 90 ans peut-être ? ». [il
précisera un peu plus tard, dans l’échange, que désormais, il a bel et bien un ordinateur
portable offert par des amis pour le remercier de sa participation en tant que
récitant à une œuvre de Pousseur).
Le jugement
« Bon, pas bon, ce n’est pas ça
qui est important, ce qui est important c’est de savoir si ça déclenche quelque
chose en moi. C’est ça qui me fait écrire » Il rapporte une anecdote à
propos de Venise et de la basilique St Marc où il n’osait pas entrer après
avoir écrit son livre Description de San
Marco, il y mettra trois jours pour constater alors avec soulagement que la
basilique l’accepte, qu’elle lui pardonne (il prononce le mot acquiescement, à propos de son travail
avec des peintres disparus, le sentiment qu’ils acceptent, pardonnent son
travail).
Autobiographique ?
Il se décrit aussi en riant un peu comme « le grand père de la littérature
française, une sorte de Victor Hugo). » Il parle aussi d’effacement, qu’il
n’a pas envie de parler de lui pour parler de lui, mais des autres, des choses,
de la réalité. Mais que pour préciser son point de vue, il est amené à parler
de lui, de ses voyages, en « fragments autobiographiques », faits en
réalité pour aider à voir autre chose, en une sorte d’effet de triangulation, s’effacer
pour faire voir le reste. Il souligne aussi que selon lui l’écrivain n’est par
narcissique, mais qu’il est inquiet de ce qu’il écrit. Et qu’on ne peut pas
répondre à la question « êtes-vous un bon écrivain », c’est aux
autres et aux autres seuls de le dire.
Le poète
Il a écrit beaucoup de poésie quand il était très jeune. Puis lors de l’écriture
de ses romans, il se l’est interdit, pour garder pour le roman toute l’énergie
poétique. Puis il y est revenu par le biais de livres avec des artistes, mais
sans savoir si c’était de la poésie, car là aussi il pense que c’est aux autres
de le dire. Il cite Chesterton qui aurait parlé des trois vocations qui ne
peuvent se désigner elles-mêmes : le sage, le saint et le poète.
« Traversé »
Il revient sur la notion d’impromptu, d’imprévisibilité, qui permet la
surprise de la découverte « l’imprévu, aussi poussée que soit la
programmation, est toujours là, le texte m’échappe, c’est en cela qu’il est mien, qu’il me rend moi-même ». Il se dit « traversé » par
quelque chose et que c’est cela qui le fait vivre. « Il y a des choses que
je ne sais pas comment dire, c’est pour cela que j’écris » ; « nous
ne savons pas nommer, décrire par exemple les crises économiques ». Il
faut devenir capable de nommer les phénomènes nouveaux, il y a partout des
choses dont nous ne sommes pas capables de parler, cela demande un effort
gigantesque que seuls peuvent mener quelques artistes, quelques écrivains. Ils
perturbent alors le langage qui essaie de cacher ses lacunes et qu’ils se
mettent à déchirer, ils arrachent les pansements, les voiles. C’est un effort
interminable mais c’est aux autres de dire s’il a révélé certaines blessures. Il
ne peut dire si les textes sont réussis, lui il les travaille jusqu’à ce qu’il
ne puisse pas aller plus loin et alors il les propose aux autres pour qu’eux
puissent aller plus loin.
Écriture, un suicide positif
Roger-Michel Allemand l’interroge sur sa formule selon laquelle l’écriture
est un suicide positif. Michel Butor explique que l’on sent bien que quelque
chose ne marche pas dans la société et qu’on est soi-même un problème. Qu’il y
a une opposition entre soi et les autres et que cette antinomie, certains ne
peuvent la supporter et se suppriment. L’écrivain selon lui peut tenter d’assumer
le malheur collectif au lieu de se supprimer ; on peut essayer de
transformer la réalité, en construisant des maisons, en peignant, en écrivant
des livres avec inventions stylistiques et littéraires pour parler de ce dont
on ne pouvait pas parler auparavant. Au lieu de supprimer le caractère
individuel de la différence, on s’efforce de l’effacer dans son ensemble et le
malheur de l’un devient le bonheur des autres.Rimbaud aurait pu se supprimer
et le voyage au Harrar est un équivalent du suicide, effacement exemplaire (mais Verlaine a publié Rimbaud, empêchant
que le drame de Rimbaud se répète). Il faut à la fois un don et de la chance
pour opérer cette transformation, avant tout par le langage (mais pas détaché
des autres activités de l’esprit et humaines).
Loin de Paris
Roger-Michel Allemand l’interroge sur son départ de Paris et Michel Butor
explique qu’il est parti enseigner en Égypte. Il se dit un peu égyptien,
anglais, américain et même japonais, c’est comme ça qu’il a pu survivre et
continuer à agir. Il pense qu’il n’était pas plus malheureux qu’un autre mais
portait une fissure intérieure. Il se heurtait à des obstacles qu’il n’avait
pas imaginés et il a trouvé la solution dans l’écriture. Et le voyage, pour
prendre de la distance par rapport à celui qu’il était à Paris. Quelque chose
ne pouvait pas rester tel, il fallait mettre une distance.
« J’écrirai encore beaucoup de petits livres », dit-il ensuite car il
y a encore des choses qui ne sont pas éclaircies.
Des renaissances et de la mort
Il parle aussi de ces livres qui sont des matrices, des machines à l’intérieur desquelles renaître, comme le
fit Proust. Proust qui disait de son œuvre qu’elle n’était pas seulement une cathédrale mais aussi une robe. Michel Butor montre que la liaison
de ces deux éléments donne à l’image un côté éminemment maternel. Le thème de
la renaissance est très important, il ne s’agit pas seulement de se faire renaître
soi-même mais aussi tous les autres. Il y a aussi une contemplation de la mort
et il fait remarquer que dans tous ses livres, il y a, apparent ou plus caché,
un crâne, comme dans les Vanités peintes. La méditation sur la mort est
toujours présente. Il y a une fraternité avec les mots. Avec l’artiste mort « ce
que je fais avec lui le ranime », opération dangereuse et difficile « il
faut que j’ai le sentiment qu’il me pardonne, qu’il m’approuve si possible ».
Comme la basilique vénitienne !
Le rêve
Il aborde le rêve, montrant que la plupart de nos rêves sont plus ou moins des
cauchemars, intégrant ce que nous avons refoulé (par exemple dans son cas le
trac, omniprésent que ce soit en classe, en amphi et qui disparaît quand il « plonge »
mais qui lui vaut le rêve récurrent de la ″conférence catastrophique″ !). Il
parle aussi du très grand rôle du rêve dans la création, avec l’anecdote de Dürer
disant d’une somptueuse aquarelle que c’était le rêve qui la lui avait donnée. Il
fait remarquer aussi que le rêve se refuse au langage et que tous les
refoulements qui l’ont amené se réveillent dès qu’on tente de le dire. Il faut
selon lui réussir à marier l’enfer et le paradis du rêve. Transformer le
malheur du rêve en bonheur d’autrui [noter que c’est au moins la troisième fois
dans la soirée qu’il parle de cette alchimie-là, transformer du malheur en
bonheur).
L’ordinateur et le banquier
Le marginal qu’est l’écrivain est central dans la société, car il renverse
les valeurs de cette société (il s’agit ici non pas des valeurs dites mais de
celles réellement transmises comme aujourd’hui la compétitivité, l’avidité,
etc.)
Il terminera en véritable feu d’artifice, sur l’ordinateur et les banquiers. L’ordinateur
n’est pas fait pour les banquiers mais pour les écrivains. Les banquiers avec l’ordinateur
ont fait entrer le loup dans la bergerie, ce sont les écrivains qui savent s’en
servir et ce sera la fin du règne d’un certain type de banques. Les ordinateurs
sont en fait entièrement dédiés à la découverte scientifique et littéraire et « l’ordinateur
est fait pour la littérature ».
Ce qui retient particulièrement
dans cette libre et belle conversation avec Michel Butor, c’est à la fois la
profondeur de ses vues, parfois presque prophétiques, le sens de la
responsabilité et du pouvoir de l’écriture, mais aussi son parfait
enracinement, quelque marginal ou à l’écart
qu’il soit, dans la société et dans son temps, la connaissance qu’il en a
et même dans leurs développements technologiques puisqu’il se sert (même s’il
dit le faire a minima) d’un ordinateur et qu’il rêve du jour où on pourra lire
dans le métro sur de petits écrans annotables » !!!!
Compte rendu de Florence Trocmé
Photos ©florence trocmé, de haut en bas, Roger-Michel Allemand et Michel
Butor ; Catherine Flohic et Sylvie Gouttebaron, un extrait du film de François Flohic avec gros plan sur un carnet de l'écrivain et plusieurs portraits de
Michel Butor
Rappel, Michel Butor, rencontre avec
Roger-Michel Allemand, coll. les Singuliers, Éditions Argol, 2009, avec un
DVD (le film de François Flohic dont il est question ici), 27 €.Sur le site de l’éditeur