La lignée des Scorta est née d'un viol et du péché. Maudite et méprisée, cette famille est guettée par la folie et la pauvreté. A Montepuccio, dans le sud de l'Italie, seul l'éclat de l'argent peut éclipser l'indignité d'une telle naissance. C'est en accédant à l'aisance matérielle que les Scorta pensent éloigner d'eux l'opprobre. Mais si le jugement des hommes finit par ne plus les atteindre, le destin, lui, peut les rattraper. Le temps, cette course interminable du soleil brûlant les terres de Montepuccio, balayera ces existences de labeur et de folie.
A l'histoire de cette famille hors du commun se mêle la confession de sa doyenne, Carmela, qui résonne comme un testament spirituel à destination de la descendance.
Pour que se s'éteigne jamais la fierté, cette force des Scorta.
"Quelques jours après l'enterrement de Guiseppe, Raffaele est venu me trouver. Il faisait doux. J'ai tout de suite vu qu'il avait un regard limpide, comme s'il s'était lavé les yeux à l'eau claire. Une calme résolution émanait de son sourire. Je l'ai écouté. Il a parlé longtemps. Sans jamais baisser les yeux. Il a parlé longtemps, et je me souviens de chacun de ses mots. Il a dit qu'il était un Scorta, qu'il avait accepté ce nom avec fierté. Mais il a dit également qu'il s'insultait la nuit. Je ne comprenais pas ce qu'il voulait me dire, mais je pressentais que tout allait chavirer. Je ne bougeais plus. J'écoutais. Il a pris son souffle et il a parlé d'une seule traite. Il a dit que le jour où il avait enterré la Muette, il avait pleuré deux fois. La première, ce fut au cimetière, devant nous. Il pleurait de l'honneur que nous lui faisions, m'a-t-il dit, en lui demandant d'être notre frère. La seconde fois, ce fut le soir, dans son lit. Il pleurait en mordant son oreiller pour ne pas faire de bruit. Il pleurait parce qu'en nous disant oui, en devenant notre frère, il devenait aussi le mien. Et ce n'est pas ce à quoi il avait rêvé. Il a marqué un temps après avoir dit cela. Et je me souviens d'avoir prié pour qu'il n'en dise pas davantage. Je ne voulais rien entendre. Je voulais me lever et partir. Mais il a continué : "Je t'ai toujours aimée.' C'est ce qu'il a dit. Là. En me regardant calmement dans les yeux. Mais ce jour-là, il était devenu mon frère et il s'était juré de se comporter comme tel. Il m'a dit que grâce à cela il avait connu le plaisir de passer toute sa vie près de moi. Je ne savais que répondre. Tout tournait en moi. Il a continué à parler. Disant que certains jours il se maudissait comme un chien de ne pas avoir dit non au cimetière. Dire non à ces histoires de frère et demander plutôt ma main sur le tombeau de ma mère. Mais il n'a pas osé. Il a dit oui. Il a pris la pelle que nous lui tendions. Il est devenu notre frère. "Il m'était tellement doux de vous dire oui", a-t-il dit. Et il a ajouté : "Je suis un Scorta, Carmela, et je serais bien incapable de dire si je le regrette ou pas."
Il a parlé sans me quitter des yeux. Et lorsqu'il a terminé, j'ai senti qu'il attendait que je parle à mon tour. Je suis restée silencieuse. Je sentais son attente tout autour de moi. Je ne tremblais pas. J'étais vide. Je n'ai rien pu dire. Pas un mot. Il n'y avait rien en moi. Je l'ai regardé. Du temps a passé. Nous étions face à face. Il a compris que je ne répondrais pas. Il a attendu encore un peu. Il espérait. Puis il s'est levé doucement et nous nous sommes quittés. Je n'ai pas dit un mot et je l'ai laissé partir.
C'est ce jour-là que je me suis tue. Le lendemain, nous nous sommes revus et nous avons fait comme si de rien n'était. La vie a repris. Mais je ne parlais plus. Quelque chose était cassé. Que pouvais-je lui dire, don Salvatore? La vie était passée. Nous étions vieux. Que pouvais-je lui répondre? Tout est à refaire, don Salvatore. J'ai été lâche. Tout est à refaire mais les années ont passé".
Le soleil des Scorta - Laurent Gaudé - J'ai lu n° 8254
Prix Goncourt 2004.
Je ne lis jamais parce qu'une oeuvre a obtenu un prix, je ne cours pas après les Goncourt, Renaudot, Femina... Je sais qu'il s'agit avant tout d'un arrangement commercial entre les éditeurs. Combien de déconvenues à propos des livres primés... cependant il y a des exceptions et parfois, parmi ces titres, ces auteurs, ces récompenses, il se trouve un beau texte, un livre qui sort du lot, un beau rendez-vous, un texte rare... J'ai vécu cela en lisant "Rouge Brésil" de Jean-Christophe Rufin, "Assam" de Gérard de Cortanze, "Où on va, Papa?" de Jean-Louis Fournier, et il y a quelques jours "Le soleil des Scorta" de Laurent Gaudé.
J'ai pris mon temps pour découvrir ce "Goncourt" puisque ce livre a été primé en 2004... que m'importe? Lire tout de suite après la parution d'un titre, ou un peu plus tard. Il est peut-être parfois urgent d'attendre... Dans sa préface de "Une petite robe de fête", Christian Bobin écrit : "Les grands livres, les mauvais livres, les journaux, tout est bon à qui aime lire, tout est nourriture à l'affamé". Il y a hélas plus de mauvais livres que de bons textes, mais tous ces mauvais livres ingurgités qui ne nous laissent que peu de souvenirs ou pis encore un goût d'amertume, font que lorsque nous découvrons "une perle rare" nous la savourons avec encore plus d'acuité. Les textes insipides, affligeants ou consternants que j'ai lus, me permettent donc aujourd'hui d'apprécier pleinement la plume de Laurent Gaudé. Et je puis dire, qu'il m'a offert un superbe rendez-vous littéraire. Ce soleil des Scorta est un livre qui va désormais beaucoup compter dans ma vie de lectrice, un livre qui m'aura enrichie, et que je vais recommander. "Le soleil des Scorta" est un livre rare...