01. Xavier doit mourir

Publié le 11 novembre 2009 par Irving
-Mec, tu ne veux pas me laisser t’aider…
Xavier prononce ces mots avec toute la sincérité dont est capable un homme qui vous adresse la parole en jouant à un jeu vidéo. Le doigt crispé sur la souris de l’ordinateur, il tente d’empiler des petites boules de couleur par groupes de trois pour les faire disparaître.
-De toute façon je te laisse pas le choix, continue-t-il. Ton bouquin je vais le foutre sur internet quoi qu’il arrive. Je suis ton putain d’agent littéraire.
-J’aimerais bien avoir un agent littéraire…
-Va te faire foutre.
Il se replonge dans son jeu et m’accorde quelques secondes de répit. J’ouvre la fenêtre et m’installe sur le balcon. A travers la vitre, je contemple les petites boules colorées de Xavier s’empiler sur l’écran. Vincent rentre dans la pièce et demande à Xavier qui a mis la chanson de merde qu’on écoute. Celui-ci lui répond que c’est moi et Vincent me lance un sourire qui veut dire «Je le savais».
La chanson est coupée entre deux disparitions de boules vertes. Le soleil d’août baigne les trottoirs vides de Paris, inutilement. Dans la rue, un serveur s’affaire à installer la terrasse de son bar, avec un air serein.
Vincent dispense quelques conseils à Xavier en se penchant par-dessus son épaule, puis repart. Je reste quelques instants à détailler les rues désertes tapissées de lumière. Je rumine un peu, marche de long en large pour faire l’intéressant, puis passe la tête dans l’appartement pour lancer à Xavier:
-Je t’interdis de mettre mon bouquin sur internet.
Il ne sourcille même pas. Je l’observe quelques instants, et m’apprête à répéter mon attaque avec un air plus déterminé lorsqu’il pose sa souris et se retourne vers moi.
-Tu préfères être un écrivainque personne ne lit ? me demande-t-il.
Vincent revient et lui demande de lui céder l’ordinateur, pour jouer à son tour. Il marmonne «blog» dans sa barbe à l’attention de Xavier, et ce dernier hoche la tête. Je pourrais sauter par la fenêtre maintenant, parce que j’ai vraiment tout entendu dans ma vie. Le petit manège des boules de couleur recommence sous les doigts du nouveau maître du jeu.
Xavier m’observe d’un air irrité et me demande de retirer le putain de jogging que je porte. Je fais semblant de ne pas avoir entendu, espérant qu’il se lasse de lui-même.
-Je t’en veux vraiment pour ça, mec, insiste-t-il. Ce jogging peut vraiment mettre en danger notre amitié…
-Je pense que je vais aller écrire.
-C’est ça. Va jouer à l’écrivain.
Je sors de la pièce et me rends à la cuisine. Je me prépare un café, en prenant une attitude que je veux sérieuse. J’observe les gens dans la cour en tentant de m’y intéresser. Je joue à l’écrivain.

Xavier est plus musclé que moi, et je dois luter de toutes mes forces pour l’empêcher de m’arracher l’ordinateur des mains. Il m’insulte en m’ordonnant de lâcher, prétextant qu’il agit pour mon bien.
-Les gens doivent lire ton bouquin, hurle-t-il.
Vincent tente de me chatouiller les côtes pour me déconcentrer, sans succès. Il ricane de son rire suraigu en arguant qu’on ne dit pas non à son agent littéraire. Nous roulons sur le canapé dans la bataille, et mon jogging se baisse. Je lâche l’ordinateur pour le remonter, et Xavier en profite pour le subtiliser. La défaite du jogging tant critiqué est arrivée.
C’est la merde. Je repasse sur le balcon, et essaye d’avoir l’air le plus énervé possible. Paris dehors me renvoie du vent plein la gueule et le soleil me brûle les yeux. L’appartement est à la dérive dans un océan d’immeubles, et je ne sais pas vraiment si ce métier est fait pour moi. C’est vraiment trop con d’écrire sur un blog.
Xavier pianote frénétiquement sur l’ordinateur, et je crois que je préférais encore quand il jouait avec ses boules de couleur. Son sourire d’agent littéraire indique que mon bouquin est déjà sur internet. A force de parler de sauter par la fenêtre, il va bien falloir que je m’y résolve un jour. Et puis pourquoi vivre dans un monde où le livre que j’ai écrit et dont personne n’a voulu se trouve en libre accès, comme témoin de mon échec?
Mais le suicide n’est pas une solution. Tuer Xavier est beaucoup plus envisageable.
Je passe le reste de la journée à ruminer dans mon coin en ignorant les remarques désobligeantes. Vincent vient même me voir pour me demander si on est toujours amis. Je lui réponds que oui, pensant que je me contenterai de lui casser les deux genoux pour sa complicité dans l’affaire.
Je passe la soirée à réfléchir, et je ne prête que peu d’attention au film que nous regardons tous ensemble. Au final j’annonce que je l’ai adoré, et les insultes pleuvent pour me reprocher mes goûts. Puis je fais semblant d’aller me coucher et j’attends patiemment dans ma chambre, à détailler chaque fleur du papier peint en méditant sur la marche à suivre pour mener à bien mon assassinat.
Un écrivain doit vivre les choses, et je me convaincs peu à peu que le meurtre est une bonne expérience.
Après avoir patienté quelques heures, et avec l’assurance que l’appartement est endormi, je sors de ma chambre armé d’un journal. Mes pas font grincer le parquet sous la moquette du couloir, et me contraignent à avancer avec une lenteur extrême. Je me change en ninja vengeur prêt à dégainer le katana qui sera fatal à ceux qui lui causent du tort.
Je rentre dans la chambre de Xavier. Celui-ci dort. L’ordinateur est encore allumé sur son jeu fétiche, et diffuse une lumière bleutée dans la pièce. Suffisamment de lumière pour que je me faufile jusqu’à mon ami qui dort affalé sur le dos.
Un jour où il n’était pas trop agressif, Xavier m’a parlé de cette manière de tuer un homme sans laisser de traces, qu’il avait toujours rêvé de tester sur son père. La technique consiste à accompagner les respirations du dormeur par un mouvement de balancier avec le journal. De l’approcher du visage sur les inspirations et de l’éloigner sur le souffle. Selon Xavier, si on répète ce mouvement pendant une vingtaine de minutes, le dormeur synchronise sa respiration sur les mouvements du journal.
Et si on lui retire le journal il arrête de respirer.
J’observe le visage de mon ami, paisible dans son sommeil. Les cavaliers de l’apocalypse déferlent dans la pièce et lui font froncer les sourcils. Ce n’est pas un mauvais rêve, mon pote, c’est la justice avec sa putain d’épée braquée sur toi.
Je déplie le journal et commence à effectuer des balanciers sur la bouche de Xavier. J’aurais dû amener une montre pour calculer le temps nécessaire. J’effectue le mouvement machinalement, dans la pénombre et le silence total, seulement troublé par les petits ronflements de ma victime.
Les secondes prennent leur temps et les gens dans les cadres photos suspendus au mur ont des sourires ironiques en me regardant besogner. La vacuité de ma vie me rattrape et me fauche comme un obus. Je deviens chaos et explose pour rejoindre le néant.
J’erre quelques minutes dans cette zone située nulle part, et mon absence n’est même pas remarquée. Xavier ronfle au loin. Je ne suis pas assez sérieux pour être écrivain.
Le néant se remplit des bulles colorées, qui s’entrechoquent et disparaissent dans un ballet ridicule. Je n’ai rien à faire ici, car le chaos n’existe pas par définition. Les couleurs s’entremêlent pour former des hommes, et ses hommes fusionnent pour n’en donner qu’un seul, et c’est moi. Je suis légion. Mes amis veulent que je devienne écrivain. Vraiment.
Je lâche le journal. Mes jambes ne me portent plus, et je suis obligé de m’assoir par terre. De la sueur perle partout sur mon corps.
C’est en rampant presque que je sors de la cambre de Xavier. Je m’allonge sur le dos dans le couloir et je passe ce qui me semble être des heures à étouffer. J’aurais dû garder le journal pour réguler ma respiration. Et puis j’ai laissé mes empreintes dessus, ça pourrait me compromettre.
Vincent sort de sa chambre en se grattant la moustache d’un air ensommeillé. Il m’aperçoit malgré la pénombre et se précipite vers moi.
-Mec! hurle-t-il. Qu’est-ce qui se passe?
-Je crois que j’ai tué Xavier…
Un ronflement violent venant de la chambre de l’intéressé vient contredire ma théorie. Vincent m’aide à me lever en me demandant si j’ai fait un malaise.
-Ou alors tu te drogues en cachette, ricane-t-il.
Il me ramène dans ma chambre, tandis que les bulles de couleur autour de nous s’évanouissent peu à peu.
-Je crois que j’ai failli mourir, dis-je.
-C’est pas le moment mec, tu vas devenir la star d’internet.

Xavier parcourt mon texte avec un regard trop sérieux à mon goût. Ca fait longtemps que je ne lui ai rien fait lire.
Devant sa moue, j’essaye de rester calme. C’est dur de ne pas devenir un écrivain que personne ne lit. Dehors le mois d’août fait sa vie sans s’occuper de nous ou de ce qu’on peut penser. J’essaye de me détacher de ce que j’écris, mais c’est pas évident. Xavier pose l’ordinateur et évite mon regard. Je lui demande ce qu’il en a pensé.
-C’est pas mal, dit-il.
-Pas mal?
-Le truc c’est que ça raconte pas grand-chose. J’ai déjà lu des trucs plus intéressants écrits par toi…
Le journal posé par terre me nargue. Il m’empêche de me concentrer sur ce que me dit mon agent littéraire. Vincent, sans détourner le regard de son jeu avec les boules de couleur, me demande s’il peut lire aussi, et je l’y autorise. Il me demande si c’est long.
-Tu sais, continue Xavier, tu devrais le retravailler.
-Je l’ai déjà retravaillé.
-Alors le retravailler plus.
Il retire ses chaussures et s’allonge sur son lit. Il rajoute que de toute manière je ne pourrai rien faire de ma vie tant que je porterai ce jogging infâme.
C’est évident maintenant, et il aura fallu une tentative de meurtre pour que je le comprenne: Je suis obligé de devenir écrivain, sinon ils vont continuer à me casser les couilles.
Xavier passe l’ordinateur à Vincent, qui dès la première ligne trouve mon style un peu faible.
Je ramasse le journal qui traîne pour le jeter à la poubelle. Je vais m’installer sur le balcon et tente de me laisser happer par le soleil. Xavier vient me rejoindre et me dit que c’est quand même pas mal, et qu’il va le mettre sur mon blog. Je lui demande s’il va aussi retirer mon bouquin d’internet.
-Je l’y ai jamais mis, avoue-t-il avec un sourire.
Il s’allume une cigarette et je lui en demande une. Il me rappelle que j’ai arrêté, et j’ai beau insister, il refuse de m’en donner une.
-Je t’emmerde, dis-je. J’emmerde internet, les blogs, et toi.
-Moi c’est ton jogging qui m’emmerde, me lance Vincent depuis l’intérieur.
L’été prend fin en cet instant, emporté par une rafale de vent. Les murs des immeubles sont moins dorés, et la vie me revient en pleine gueule. Le sang inonde mon cerveau comme un raz de marée. Chaque chose reprend son cours.

Note: Retoucher la fin (trop faible)

Prochainement: Vincent contre les zoulous mutants du Cambodge.