Dans l’ombre de Bach et du jazz, Moondog, mort l’année dernière dans l’indifférence, fait figure de monolithe extraterrestre. Plusieurs rééditions d’une oevre étrange soulignent l’influence de ce musicien atypique sur les nouveaux contemporains.
L’histoire veut qu’au milieu des annees 50, les curieux s’agglutinaient à l’angle de la 54e Rue et de la 6e Avenue, à Manhattan, pour écouter un mendiant pas comme les autres. Coiffé d’un casque de Viking et vêtu d’un manteau tenant plus du poncho que de la pelisse, chaussé d’incroyables poulaines de sa fabrication, l’homme vendait des exemplaires de sa poésie, devisant et philosophant avec qui voulait bien converser avec lui, quand on ne lui foutait pas un coup de pied. La légende veut que cette scène se soit reproduite fréquemment, au cours des années 60 et même des années 70, l’homme arborant toujours sa tenue extravagante, agrémentée d’une longue barbe. Pourquoi pas ?
Moondog est une énigme. Sa mort, survenue le 8 septembre 1999, à l’hôpital évangéliste de Munster, en Allemagne, a refermé le mystère sur ce fils de pasteur né à Marysville, dans le Kansas, le 26 mai 1916: « Ma première école fut une cabane en rondins, à Burnt Fork, Wyoming, et mon premier professeur fut ma mère. Ma première batterie, à l’âge de 5 ans. fut une boîte en carton. En 1929, mon père a vendu son ranch et nous sommes partis dans l’Est, pour finir par acheter une ferme à Hurley, Missouri. Je me suis initié à la percussion au collège de Hurley – c’est là aussi que j’ai perdu la vue, quand un bâton de dynamite m’explosa au visage. J’ai achevé ma scolarité dans une institution pour aveugles, dans l’Iowa. C’est là que j’ai reçu une veritable formation musicale et découvert la musique classique. J’ai appris le violon, l’alto, le piano, l’orgue, l’harmonie; je chantais avec une voix de basse dans le choer. Mais le plus important, je l’ai appris tout seul, en lisant des livres en braille et en m’excerçant à écouter, afin de pouvoir transcrire sur le papier la musique que j’avais dans la tête. Aujourd’hui, je suis capable de composer sans l’aide d’aucun instrument. Je recours au piano pour tester les passages, mais ce n’est pas indispensable. J’ai commencé à utiliser le nom de plume Moondog en 1947, en l’honneur d’un chien que j’avais eu enfant et qui hurlait à la lune comme personne. »
Louis Moondog Hardin enregistre son premier disque a New York en 1956, pour Prestige, à l’époque un 33T 17 cm. Tout Moondog est déjà là: les bruits de la rue, une conversation enregistrée au milieu de la circulation à Manhattan, sa femme Suzuko chantant une berceuse à leur bébé, le danseur de claquettes Ray Malone associé au tambour de Moondog – qui, sur ce disque comme pour tous les suivants, parle, chante et joue d’une foule d’instruments, du piano à la flûte, du tambour aux maracas quand il n’utilise pas le Oo, le Trimba, Le Yukh ou le Tuji, des petits instruments de percussions façonnés par lui-même.
Dans la foulée, Moondog retourne en studio, toujours avec les moyens du bord, c’est-à-dire en se réenregistrant lui-même, et grave deux autres albums pour Prestige (More Moondog et The Story of Moondog) où son style inimitable se précise et s’affine. Aux tambours plutôt frustes, inspirés par des cérémonies indiennes auxquelles il aurait assisté enfant, s’ajoutent désormais des canons, des fugues et des passacailles aux rythmes démultipliés, qui rappellent Bach et le jazz. Les saxophones de Up Broadway et de Perpetual Motion (sur l’album The Story of Moondog) symbolisent, certes de manière encore rudimentaire, la découverte d’un jazz profondément marqué par les percussions des Caraïbes : « Je me considère comme un Européen en exile. J’ai l’impression d’avoir un pied aux Etats-Unis et l’autre en Europe, ou l’un dans le présent et l’autre dans le passé. Rythmiquement, je me crois dans le présent, et même à l’avant-garde, alors que sur le plan mélodique et harmonique, j’appartiens plutôt au passé, et le future le présent, comme je le dis dans une de mes chansons : Aujourd’hui est le lendemain d’hier qui est notre present. » Moondog reprend la technique du Canon médiéval, qu’il détourne d’une manière inattendue, en la rapprochant de la basse obstinée, ou ground, apparue en Angleterre au XVIe siècle. Le ground permet à Moondog de créer un rythme fondmental de danse, sur lequel il peut broder a’ l’infini. Comme le remarquait Scott Bartleby dans L’Histoire de Moondog, article publié dans la revue Nomad’s Land no 4 (hiver-printemps 1999), la passacaille baroque imitait, à l’origine, la démarche boitillante du vagabond (“passar la cale”), d’où ce rythme bancal chez Moondog, qui permet des combinaisons vertigineuses, jusqu’à ce chef-d’oeuvre incontestable qu’est Symphonique no 3 (Ode to Venus), canon à douze parties pour grand orchestre, enregistré en 1969 avec Witch of Endor (destiné à une chorégraphie de Martha Graham) aux 30th Street Studios – où se rassembla pour l’occasion la fine fleur des musiciens new-yorkais du moment, jazzmen de Broadway et membres du New York Philharmonic.
C’est avec ce disque que Moondog attira à lui une foule de musiciens venus admirer ce barde d’un autre âge, ce clochard céleste. Si le soir on le retrouve dans les clubs en compagnie de Mingus, Benny Goodman, Buddy Rich ou Miles Davis – encore la légende ? -, et même Charlie Parker avec lequel il devait enregistrer un disque, si celui-ci n’était pas mort prémartuement, il exerce une influence indéniable sur deux jeunes compositeurs new-yorkais, Steve Reich et Philip Glass, qui retiennent la leçon et jettent les bases d’un mimimalisme grisant, fondé sur une pulsation simple, insistante. En 1974, invité pour un concert en Europe, il choisit de ne pas revenir et s’installe au coeur de la Forêt-Noire. Mais la légende le rattrape. Les Américains le croient mort.
A l’invitation du label allemand Kopf, Moondog enregistre, à partir de 1976 In Europe, puis l’année suivante H’art songs et A new sound of an old instrument. Son charme opère à nouveau, même s’il est toujours aussi décalé et hors du temps, créant des personnages mythologiques, comme ce Logrundr aux consonances nordiques et auquel il s’identifie. Au célesta, il célèbre avec Viking 1 l’expédition spatiale américaine vers Mars, invente son propre Art de la fugue avec une Chaconne en sol et imagine avec Heimdall une marche médiévale rituelle et flamboyante. A 75 ans, Moondog enregistre son disque le plus contestataire, Elpmas, illustré par un Moondog-building par Philip Starck. Contre la destruction de la planète, il y tient un discours écolo, tout en vantant les mérites du sampling: « Le sampleur est ideal pour ma musique, qui est surtout contrapuntique spécifiquement en canon. Avec le sampleur, je suis certain que toutes les voix seront fidèlement reproduites, autant de fois que nécessaire, sans risque d’erreur, ce qu’on ne peut jamais éviter lorsqu’on travaille avec de vrais musiciens. »
Au seuil de la vieillesse, peut-être restait-il songeur sur l’influence occulte qu’il exerça sans le vouloir sur d’innombrables musiciens, de Janis Joplin, qui chanta son All is loneliness, à Frank Zappa, du Quatuor Kronos aux cornistes de Mytha, en passant par le saxophoniste John Harle… Que voyaient-ils tous chez cet excentrique, dont le XXIe siècle ne retiendra peut-être que les extraordinaires deux minutes de son Lament 1 (composé à la mort de Charlie Parker) ou la simplicité naturelle et déconcertante de ses madrigaux (Moondog 2): le pionnier du minimalisme, ou celui qui, avant tout le monde, avec ses associations sonores inédites, a mis en pratique l’esprit de la fusion ?
Frank Mallet