L’interview à eu lieu le 22 mai 2009, elle fut réalisé par Adrien Lanzinger et moi-même via Skype. L’enregistrement fut transcrit à l’écrit par Marie Dutar et traduite par Gregory Chimenton et Naïck Maurice, merci à eux.
Minisym : Quand as-tu rencontré Moondog pour la première fois ? Avais-tu déjà entendu parler de son travail avant cela ?
Stefan Lakatos : J’ai rencontré Moondog pour la première fois en 1980, le premier août dans une petite ville d’Allemagne ; Oer Erkenschwick. J’avais 13 ans, quand j’ai entendu une interview de Frank Zappa sur une radio suédoise et ils ont passé deux enregistrements de Moondog des années 50. J’ai été immédiatement fasciné par sa musique et plus précisément par le son si particulier des percussions.
Minisym : Que faisais-tu avant de le rencontrer… avant de vraiment commencer à travailler avec lui ?
Stefan : J’étudiais l’art, je voulais devenir peintre. Je faisais de la peinture et des sculptures, mais j’étais également musicien amateur. Je jouais du piano, de la flûte et un peu de percussions de toutes sortes, comme le bongo et les congas. J’ai toujours été amateur de musique. À cette époque, peut-être que j’aurais dû choisir la musique, mais c’est comme ça. Je suis devenu musicien de toute manière ! En fait, la musique est devenue ma voie quand j’ai rencontré Moondog la première fois, lorsque j’ai commencé à jouer sa musique. Je pense que c’était une bonne chose pour moi, c’était la bonne décision. Sa musique me donnait tant de plaisir !
Minisym : Au cours des années 80, Moondog a enregistré un disque en Suède, Bracelli où tu joues du trimba. Il y a très peu d’informations sur ce disque sur Internet. Peux-tu m’en dire un peu plus ?
Stefan : Bracelli est un concept inventé par Moondog et qui remonte aux années 50. Bratsche est le mot allemand pour la viole et celli est le pluriel de violoncelle en italien. Donc la musique était écrite pour un quintet composé de deux violes et deux violoncelles et d’une double basse. Et les percussions bien sûr ! Si vous connaissiez bien la musique de Moondog, vous pouvez déjà trouver les premiers essais de ce concept enregistré sur l’album sorti sur Epic en 1953 : « Moondog and his friends ». Il y avait deux morceaux très originaux sur la face B de l’album. Il y avait de très belles parties musicales de viole et de violoncelle avec un incroyable accompagnement de percussions exotiques.
Plus tard, lorsqu’il est arrivé en Suède, il m’a présenté le livre complet, le programme complet pour son quartet (plus la double basse). Il voulait que nous enregistrions un album avec de la musique Bracelli. Donc, le premier enregistrement de cette musique a été réalisé à Stockholm avec un quintet à corde jouant de ces instruments pendant que je faisais des percussions (trimbas et dragon’s teeth). Je dois rajouter que Moondog n’aimait pas trop le violon. Il préférait les registres graves comme la double basse, le violoncelle et la viole. Le violon était trop haut dans la portée. Il n’aimait pas trop ça. Moondog avait l’oreille absolue et très sensible. Il n’aimait pas les vibratos ! Et tous les violonistes pratiquaient le vibrato.
La musique de Moondog est censée être jouée avec une seule note, et avec un rythme régulier. Dans sa musique, on ne trouve que très rarement de ritardando (Ndlr : ralentissement progressif de la mesure) et absolument aucun rubato (Ndlr: accélération de certaines notes de la mélodie et ralentissement de certaines autres pour casser la rigueur de la mesure). Sa musique est écrite, il n’y a aucune place pour l’improvisation à part dans les parties de percussions. Plus je joue un morceau, moins j’improvise sur le trimba, cela devient de plus en plus un motif planifié, suivant la musique. La trimba ne donne pas simplement le temps. Dans la musique de Moondog, la percussion est essentielle. Écoutez l’album Madrigal sur Columbia (1971) !
Comme Moondog faisait lui-même toutes les percussions, les parties de batterie n’ont jamais été écrites sur partition. Ou très rarement. Après la mort de Moondog, il y a eu le deuxième concept Bracelli à Bochum en Allemagne en 2001. Un violoncelliste de l’orchestre symphonique de Bochum a réuni des musiciens et nous avons fait une série de concerts, en 2004 nous avons enregistré un CD « Moondog und Bracelli ». Ce fut le deuxième enregistrement de musique « Bracelli » et le premier sans Moondog. Je réalisais toutes les percussions avec le trimba.
Minisym : Aujourd’hui, tu es le principal représentant des procédés musicaux employés par Moondog en ce qui concerne l’utilisation du trimba. Qu’est-ce que cela représente pour toi ?
Stefan : En fait pour moi, tout a commencé quand je l’ai rencontré en 1980. À cette époque, il était souvent en Suède. Mon principal intérêt, je pense, était de découvrir qui était vraiment Moondog, l’homme comme le compositeur, voir au-delà de son image. Plus tard j’ai compris qu’il était en tout point identique à cette image. Il a même signé ses origi-naux en braille Art of the Canon par “Moondog”, non pas par “Louis T. Hardin”. De plus, j’étais aussi très curieux de cet instrument de percussion, le trimba. C’est Moondog qui m’a appris à jouer du trimba. Il m’a appris les secrets pour en jouer et depuis que je travaille, je connais la musique de Moondog, je dois le dire, j’en sais plus que n’importe quel musicien ou chef d’orchestre sur la façon dont la musique et les compositions de Moondog doivent sonner ! C’est pourquoi j’essaye de conserver cette musique aussi proche des intentions de Moondog. Bien sûr, je ne suis pas Moondog. J’imprime mes propres empreintes sur ma musique. C’est inévitable, on est tous des individus dissemblables.
Ce que je préfère c’est rencontrer des musiciens qui veulent véritablement jouer cette musique, la jouer du mieux possible, comme Paul Jordan par exemple. J’adore jouer la musique le plus fidèlement possible. Mais j’adore aussi explorer de nouvelles choses avec le trimba. Moondog jouait du trimba sur ses disques des années 50 mais très peu sur scène. Et je pense que c’était une erreur. Il préférait jouer le rôle de compositeur plus que du percussionniste. Il ne souhaitait plus vraiment jouer de percussions vers la fin de sa vie. Il m’a dit : « Stefan, tu devrais jouer et moi je compose ! ». Depuis, je crois que j’ai développé de nombreuses techniques avec cet instrument. Des techniques que Moondog n’avait pas imaginées, et j’aimerais tellement pouvoir lui montrer toutes ces nouveautés, tout ce que vous pouvez accomplir avec un trimba !
Mais je ne plaisante pas avec sa musique comme certains DJ ou non-musiciens qui sortent des remixes et ajoutent toutes sortes de percussions électroniques. C’est ridicule et inutile ! Cela ne correspond pas à sa musique, et cela ne lui rend pas hommage. Je ne sais pas à quoi ils pensent, et je ne cautionnerai pas ce genre de démarche. Ils piochent dans sa musique (comme s’il la sortait d’une poubelle), la découpe, la raccorde petits bouts par petits bouts, et les recollent au hasard (probablement pour masquer leur manque de talent) pour en faire une sorte de disco ou de musique de dance floor ! Et pire que tout : ils y ajoutent des genres de sons informatiques qui imitent des percus (en 4/4!). Je crois que Moondog a dit quelque chose comme « La race humaine s’éteindra dans un temps de 4/4 ». Si ceux qui font ça pensent qu’ils peuvent ouvrir une porte vers la musique de Moondog pour les jeunes générations, juste en ajoutant des trucs électroniques, je crois qu’ils se plantent complètement. J’ai joué dans des lycées et des écoles. C’est incroyable, ils adorent ça! Même avec le clavecin et le trimba, ou un piano, des choses relativement sérieuses, ils suivent très attentivement. Ce sont des gosses, style hip-hop, grunge, gothique et metal, ou je ne sais pas quoi. Et ils adorent entendre les histoires concernant ce surprenant compositeur. Il ne faut jamais sous-estimer un public. Ils apprécient aussi la version originale.
Alors pourquoi est-ce que ça arrive à la musique de Moondog ? Elle a tellement de profondeur et d’originalité, elle se suffit à elle-même ! Hardin serait furieux d’entendre ce que certains ont fait de sa musique… Lui-même ne pouvait imaginer comment seraient traitées ses compositions après sa mort. Il existe toute sorte de musiques dans le monde. Certaines sont faites pour danser, mais il existe des musiques faites pour le coeur et l’esprit. C’est le cas de la musique de Moondog, vous pouvez mettre en image sa musique dans votre tête, et c’est une très profonde expérience intérieure. Sa musique est comme une transe, et je devrais même rajouter, sa musique n’est pas une simple musique de fond.
Alors, pour permettre au public de comprendre ce qu’est réellement la musique de Moondog, j’essaye de donner un maximum de concerts. Elle est si riche. C’est ma mission, que sa musique soit jouée le plus possible. Je sais qu’il aurait apprécié. Il souhaitait que sa musique soit jouée. Ce qu’il détestait le plus, c’est que quelqu’un pour une quelconque raison se repose sur sa musique. Les partitions sont des matières mortes, jusqu’à ce qu’elles tombent entre les mains de musiciens qui peuvent les jouer. Alors elles deviennent vivantes.
Minisym : Moondog était un compositeur très prolifique. Selon toi, reste-t-il des oeuvres encore inexplorées ?
Stefan : Oui, il existe de nombreuses compositions qui sont encore inconnues, par exemple dans le langage des aveugles, le braille. Des centaines et des centaines de compositions au piano, à l’orgue, des instruments à cordes, de la musique d’orchestre, etc. Je crois qu’il est très important de traduire cette musique maintenant, et de la faire partager au monde. Le monde entier attend. Hélas, je ne suis pas sûr qu’à l’heure actuelle quelqu’un travaille à transcrire ces partitions du braille au langage courant. Il faudrait traduire ces morceaux directement du braille et les enregistrer sur un support audio. Alors quelqu’un d’autre les écouterait, et les transcrirait note à note de façon manuscrite ou sur informatique. Ce serait là un travail à la fois coûteux et fastidieux. De plus, je n’ai pas entendu parler de pièces récemment trouvées non plus.
Minisym : Peux-tu nous parler du diagramme d’expansion et de contraction ?
Stefan : Oh, ça ! Je ne suis pas sûr de comprendre le diagramme moi-même. J’ai relu ce livre, The Overtone Tree, en long et en large, mais je ne suis pas certain de comprendre réellement tous ses aspects philosophiques. Je peux seulement raconter ce que Moondog et moi avions dit durant nos discussions à propos des harmoniques. Pour lui, c’était une question de relations entre les tonalités. Vous savez, Moondog utilise la technique du contrepoint, “note contre note”, très commun dans les canons. Cependant, pour Moondog, la musique est davantage une pratique qu’une théorie !
Quoi qu’il en soit, certaines notes correspondent entre elles et peuvent amener des accords. Néanmoins, d’autres combinaisons ne concordent pas. Par exemple, d’après Moondog, les 9 premières harmoniques de la série des harmoniques se correspondent toujours. Moondog composait sa musique avec ces 9 premières harmoniques et disait que ces tons coïncident, dans toutes les directions, vous pouvez jouer les gammes de quelque manière que ce soit, les différentes voix allant à des vitesses différentes, elles se correspondent toujours. Si vous laissez les voix s’entrecroiser, cela fonctionne également. Il s’intéressait à la relation entre les tons, mais aussi à l’atonalité et recherchait la beauté de la mélodie. Il disait aussi que s’il y avait de la musique sur une autre planète quelque part dans l’univers, les vibrations d’une note seraient semblables où que l’on soit, les vibrations d’une note sont toujours soumises aux lois de la gravité (dans une atmosphère). Deux nuances musicales peuvent se rencontrer et concorder, tandis que d’autres ne correspondent pas. C’est comme un spectre audio. On peut comparer cela à un arc-en-ciel. Il y a des lois naturelles qui déterminent la correspondance des couleurs de la même manière.
Les harmoniques produites par pincement d’une corde sur une guitare, par exemple, le spectre des sons émis – selon Moondog – comporte toujours 9 tons (qui sont les harmoniques). Je pense que c’est ce à quoi pensait Moondog. Sur le flageolet (Ndlr : sorte de flûte à bec), vous pouvez monter jusqu’à la neuvième note, mais quand vous atteignez la dixième, cette note est fausse. Les ingénieurs en acoustique travaillent sur de tels problèmes et ils seraient probablement d’accord avec la théorie de Moondog. Moondog a aussi dit quelque chose comme « si voir est croire, alors entendre est croire aussi ». Ainsi, les 9 harmoniques étaient pour Moondog une règle d’or lors de la composition. J’espère que cela répond à votre question. J’ai fait de mon mieux pour essayer d’expliquer. Ses théories ne sont cependant pas indispensables pour écouter sa musique. Il faut juste écouter et apprécier !
Minisym : Au début des années 70, Moondog fut considéré par Steve Reich et Philip Glass comme le père de la musique minimaliste. Mais lui-même n’était pas d’accord avec cette appellation et cette étiquette.
Stefan : Oui, je sais. Il n’avait pas apprécié cette appellation. Mais je ne comprends pas vraiment pourquoi ça ne lui avait pas plu, parce que ça n’avait rien de déplaisant. Cela dit, je peux comprendre dans un certain sens, Moondog travaillant avec le contrepoint alors que les jeunes Philip Glass, Steve Reich et Terry Riley travaillaient beaucoup sur le rythme et les structures qui se répètent. La musique se répétait jusqu’à ce que vous arriviez à une sorte de transe, vous savez, comme un état de méditation ou quelque chose comme ça. Cela s’inspire de la musique gamelan (Ndlr : Le gamelan est un ensemble instrumental traditionnel caractéristique des musiques javanaise et sundanaise. Sources: Wikipédia), et aussi de certaines branches de la musique indienne, le raga. Moondog s’inspirait d’un mode complètement différent. Il puisait son inspiration dans la méditation, on le voit lorsque l’on compose ou joue sa musique, on entre aussi dans cette humeur particulière. Mais si on écoute Philip Glass, Terry Riley et Steve Reich, c’est complètement différent. Cela n’a rien à voir avec la musique basée sur la technique du contrepoint canonique que Moondog écrivait qui était plus une tradition de Bach (l’idée était de créer des canons “miroirs” et des mélodies allant à l’envers). Mais l’intention et l’effet de la musique est plus ou moins le même, je dirais.
Minisym : Dans l’album Elpmas (1992) la dernière composition, Cosmic Meditation, illustre parfaitement l’idée des harmoniques que nous évoquions tout à l’heure et le côté minimaliste attribué à Moondog par Reich, Riley et Glass.
Stefan : Ce morceau est le plus ennuyeux qu’il ait jamais écrit selon moi. Dans le domaine de la musique méditative il existe un autre morceau que je préfère. Il y a un orchestre japonais, Koto Vortex, qui a réenregistré l’un des morceaux de Moondog ; To a Grain of Rice. Ce sont 4 notes – 4 notes seulement – qui forment une mélodie et c’est vraiment très beau. Le morceau dure à peu près 6 minutes, magnifique! Et je l’ai trouvé plus intéressant que cette histoire de Cosmos. J’aime aussi un autre morceau méditatif qui est seulement sorti en Suisse. Un énorme canon, il y en a beaucoup et ils jouent des canons en 16 parties je pense. Mais vous ne pourrez comprendre toutes ces choses uniquement si vous voyez la musique, alors vous pourrez voir le résultat, et vous pourrez comprendre comment composer et à quel point c’était intelligent. Parce qu’il écrivait sa musique couche sur couche, et ces dernières se couvraient les unes les autres. Quand vous regardez cette note si spéciale, alors vous pouvez comprendre quel ouvrage fantastique c’est. J’ai sur mon mur, ici dans ma chambre, des canons en 100 parties, en 50 parties, le thème est répété en canon 9 fois, donc c’est 9 fois 50. Je ne l’ai jamais entendu joué, mais qui pourrait le jouer ? Peut-être que les Urban Sax pourraient probablement jouer ce morceau. C’est un grand groupe français de saxophones. Des centaines et des centaines de personnes jouant du saxophone. Ils devraient jouer ce morceau, ce serait fantastique. Pour en revenir à Elpmas, j’étais étonné quand le CD est sorti. J’ai demandé à Moondog pourquoi il n’y avait pas de 5/4 ni de 7/4 de tout l’album, il me répondit que l’ingénieur ne savait pas comment le programmer sur son ordinateur…
C’était en 1992. Je ne comprends pas pourquoi il a arrêté d’écrire ces rythmes bizarres qu’on retrouvait dans ces productions depuis environ 15 ans. C’était très étrange. Il se plaignait de ses musiciens, ils ne pouvaient pas jouer ces rythmes, c’était trop difficile pour eux, disait-il. Et j’ai trouvé ça vraiment dommage, car les morceaux les plus intéressants qu’il ait écrits avaient ce rythme étrange, le snaktime rythm. Récemment en Angleterre a eu lieu un petit festival autour de Moondog, à Londres, au Barbican Hall. La Britain Symphonia ainsi que le London Symphonic y ont joué et j’ai pu y faire un duo en compagnie de Paul Jordan. Avez-vous entendu parler de Paul Jordan ? Il a enregistré un disque avec Moondog qui n’est jamais sorti (Ndlr : Canons On The Keys), avec un clavier et de la musique en canon pour orgue.
Minisym : Penses-tu un jour réaliser des concerts hommage en France ?
Stefan : J’adorerais, vraiment, j’adorerais. J’ai joué une fois là-bas, en octobre 1982, c’était avec Moondog sur Radio France, avec un chef d’orchestre qui s’appelait Jean-Jacques Lemaitre. Cette prestation est enregistrée, j’en ai réentendu certaines parties. Je ne suis pas sûr de me rappeler si je jouais le trimba, car j’ai le souvenir d’avoir joué le gong et la grosse caisse. Aujourd’hui, j’ai fondé le groupe Spirit of Moondog où cinq saxophonistes et moi-même, au trimba, jouons la musique de Moondog. J’ai bon espoir de pouvoir venir jouer en France d’ici peu. Pour finir, j’aimerais remercier tous ceux qui m’ont soutenu toutes ces années : les musiciens, les producteurs, le public et les amis. Tout spécialement Keita Fukushima et Louis Nicolia qui m’ont invité à rejoindre le Carnegie Hall.