Cette interview fut réalisé par Tom Klatt en 1980. Elle fut publié dans le n°17 du magazine allemand Zero paru en automne/hiver 1980. Lire l’article en entier.
Tom : Louis, tu te dis être un « Européen en exil ». Comment le ressens-tu aujourd’hui, après avoir déjà vécu 5 ans en RFA ?
Moondog : Aujourd’hui, je suis un « Américain en exil » (rires). J’aime les Européens. Il est possible que je fasse une tournée aux USA, mais il n’y a encore rien de fixé.
Tom : Lorsque tu étais à New York, as-tu rencontré d’autres artistes comme par exemple des écrivains, des acteurs, des musiciens ?
Moondog : J’ai joué dans un club avec Lenny Bruce, mais pas pendant le même concert. Qu’est-ce qu’il devient ?
Tom : Il est mort depuis presque 15 ans ! (visage étonné de Moondog)
Moondog : Je connaissais vaguement la femme de Lord Buckley (ndlr : Lord Buckley était l’ancêtre du hip-hop mais également un original, une grande gueule et un comédien par conviction tout au long de sa vie). J’ai rencontré Duke Ellington, Toscanini, Charly Parker, Marlon Brando et bien d’autres encore dans les rues de New York. Ma meilleure rencontre fut celle avec Arthur Rodzinski, il ne m’a pas seulement invité aux répétitions du symphoniste new-yorkais, il m’a aussi proposé de vivre dans sa ferme, à l’extérieur de New York. Mais j’ai refusé. New York était si nouveau pour moi, je n’avais aucune envie de vivre à la campagne, même si j’aurais sûrement eu plus de temps pour composer là-bas.
Tom : As-tu déjà eu l’occasion de jouer avec un des anciens grands noms du jazz ?
Moondog : Non.
Tom : T’es-tu souvent produit à New York ?
Moondog : Pas très souvent, bien que quelques uns des concerts ont été diffusés ou enregistrés à la radio. A cette époque, je n’avais pas grand chose à proposer, j’avais juste mon tambour, et aucun groupe qui pouvait m’accompagner. Composer me suffisait. C’est vachement dur de maintenir un groupe soudé et de le payer quand on a aucune proposition de scène. Et si tu n’as pas de groupe, tu ne reçois aucune proposition. C’est un cercle vicieux.
Tom : Comment s’était déroulé « Moondog and his Honking Geese » et qui jouait avec toi ? Pour ma part, c’est un des meilleurs albums que tu aies fait !
Moondog : J’avais loué les musiciens et je les avais moi-même payé. J’étais accompagné d’un certain Kayne, de Denny Banks au saxophone baryton et Samuell Ulano aux percussions. Je n’arrive vraiment plus à me souvenir des autres musiciens. C’est plus de la musique orientée vers le jazz. Un morceau est plutôt latino et ressemble à de la rumba, en revanche un autre a un caractère plus oriental.
Tom : Pour moi, tout ça sonne très « mythologie », j’imagine des nains qui fêtent un rite magique dans leur grotte, ça pourrait être dédié aux hobbits !
Moondog : Oui, exactement ! (rires)
Tom : As-tu dans l’idée de rendre cet album à nouveau accessible au public ?
Moondog : Non, la qualité est trop mauvaise, mais nous pourrions le ré-enregistrer.
Tom : Comment expliques-tu le fait que ta musique ait été si variée entre 1950 et 1980 ? Tu as commencé par du jazz, tu es ensuite passé à des œuvres orchestrales et maintenant, tu composes de la musique pour piano et orgue.
Moondog : Dans les années 50, j’avais déjà commencé à composer pour de l’orgue d’église. Depuis mon enfance, j’ai toujours adoré toucher à tous les vieux instruments de musique et composer quelque chose pour chacun. Quand tu composes des morceaux pour orgue d’église, l’instrument seul possède déjà un son classique. Mais c’est vrai, j’ai toujours eu – et aujourd’hui encore – une préférence pour la musique classique par rapport au jazz.
Tom : D’où te vient cet intérêt pour le jazz ?
Moondog : De New York bien sûr ! On ne peut pas passer à côté de ça là-bas. Mais je me vois beaucoup plus comme un compositeur classique. Je composais des morceaux de jazz uniquement pour voir comment je m’y prenais avec du matériel recommandé pour ce genre de musique.
Tom : Tu portes le surnom « The Bridge ». Ce fut étonnant pour moi d’apprendre comment tu parvenais à remplir cette fonction de pont entre le vieux monde et le nouveau, ou en d’autres termes, comment tu parvenais à conjuguer musique classique et jazz. D’après ce que j’ai moi-même vécu, je peux affirmer que cela a conduit de nombreuses jeunes personnes à écouter pour la première fois de la musique classique, et à s’y intéresser de plus près. Pourquoi, aujourd’hui, n’écris-tu plus de choses ? Ou peut-être es-tu en train d’en enregistrer un ?
Moondog : Actuellement, ce ne serait pas un problème pour moi d’en faire un, mais je veux à nouveau insister sur le fait que je privilégie la musique classique.
Tom : Ton père était un prédicateur dans une réserve indienne, as-tu également grandi là-bas ?
Moondog : Je m’y rendais en été à l’occasion, mais j’ai surtout grandi dans des ranchs.
Tom : Donc j’imagine que tu y as croisé des Indiens, que tu as vécu avec eux et que tu as écouté leur musique ? Celle-ci a t-elle influencé ta manière de jouer des percussions ?
Moondog : Oui, je pense que oui.
Tom : Et au niveau spirituel, tu en es où ? Je sais que tu t’intéresses beaucoup à la mythologie germanique et que tu lis l’Edda.
Moondog : Oui, c’est exact. J’ai commencé à m’y intéresser dans les années 50.
Tom : Comment cela t’est-il venu ?
Moondog : J’ai toujours été passionné par l’histoire ; à la bibliothèque pour aveugles, je lisais principalement des œuvres historiques. D’ailleurs, beaucoup traitaient de l’histoire de l’Europe. Un jour, j’ai lu des livres où était mentionnée l’Edda. A partir de ce moment-là, je me suis penché sur cet ouvrage, parce que cela m’intéressait beaucoup.
Tom : Qu’est-ce qui t’intéressait donc tant ?
Moondog : Ma foi, j’ai grandi dans une famille chrétienne, où on lisait et parlait de la Bible. A l’école, j’ai juste appris deux trois choses sur les Grecs. Mais je voulais en savoir plus sur ma propre trame historique. Les Grecs et les Romains, c’est bien joli, mais les informations concernant mes propres traditions et mon propre peuple me paraissaient plus importantes. Ce que je lisais à ce sujet était vraiment intéressant.
Tom : J’ai lu que lorsque tu as perdu la vue, tu as également perdu la foi. Est-ce cela qui t’a amené à t’intéresser à la mythologie nordique ?
Moondog : Après mon accident, lorsque j’ai perdu la vue, j’ai effectivement perdu toute croyance en Jésus ou en le Dieu chrétien. J’ai lu énormément d’ouvrages philosophiques, et vers 40 ans, j’ai commencé à me tourner vers la mythologie nordique. Cependant, je sais qu’il est important de croire en quelque chose. Un jour, un rabbin m’a dit: « Les hommes qui perdent contact avec leur propre histoire sont des hommes perdus et seuls. » S’identifier à son propre passé culturel est quelque chose très important.
Tom : C’est exactement ça qui m’étonne et me surprend ici en RFA. Il y a des personnes qui s’intéressent à leurs propres racines culturelles. On écoute des Indiens nord-américains, on va en Inde pour méditer dans un ashram etc. Les dirigeants spirituels des Indiens nord-américains pointent déjà le doigt sur le fait que nous, allemands, nous devrions nous occuper de nos propres racines, c’est le seul moyen qui nous permettrait de trouver notre identité.
Moondog : Oh oui, les Indiens sont vraiment soucieux de leur identité, autant que les japonais, les chinois et bien d’autres populations. Mais pour ce qui est des allemands, on a presque l’impression qu’il est interdit de se plonger dans le passé de son peuple. Je m’intéresse d’ailleurs à ce qui s’est passé ici en Allemagne du côté des Chrétiens. Pour cela, il nous faut remonter jusqu’au IXème siècle environ. Ce qui s’est produit après Charlemagne ne m’intéresse plus. Le christianisme a évincé presque tout ce qui ne relevait pas de ses croyances.
Tom : Quels sont tes projets pour plus tard ?
Moondog : Je suis justement en train d’enregistrer un nouvel album, avec une musique particulière, des effets sonores et des poèmes. Cet album traite de Thor, le dieu nordique du tonnerre. En effet, j’y introduis ma propre vision du monde mythologique. Thor est ici le maître du monde. Il a découvert le secret de la jeunesse éternelle, et tous les 20 ans, il boit sa potion rajeunissante et reste ainsi jeune. Il détient le monopole de l’or et se conduit toujours de manière habile face aux évènements du monde qui se déroulent en arrière-plan. Mais il a des devoirs qui font que sa propre volonté est intégrée dans les affaires du monde, et c’est de cette manière-là qu’il régit le monde. Dans cet album, je fais parler Thor lui-même, il nous expose la vision qu’il a sur le monde actuel, monde sur lequel il n’a plus aucun contrôle. C’est une sorte de monologue.
Tom : Ce nouvel album semble être comme le chaînon manquant entre ta personne, ta musique et tes poèmes !
Moondog : Effectivement, cela devient un énorme enregistrement avec entre autres 16 cors de chasse, 10 trompettes, 8 tubas et d’autres instruments à vent. Le son va te faire décoller du sol.
Tom : Y-a-t-il autre chose que tu aimerais partager avec nous ?
Moondog : J’espère que quelques uns des lecteurs de cet interview liront mon recueil de poèmes, qui paraitra très prochainement, et s’y intéresseront. Ce ne sont pas simplement des poèmes mais des dictons qui existent depuis des siècles parmi les peuples et qui perdurent. Je les rassemble et les complète depuis des décennies. Ils ont tous un message à double sens. J’espère que ma compagne Ilona pourra tous les traduire de manière compréhensible. C’est évidemment une tâche très difficile car les messages à double sens comprennent toujours plus de deux interprétations. Il y a quelque chose d’autre qui me tient très à cœur : je souhaiterais que les personnes vivant en Allemagne se penchent sur leur propre histoire et leur propre identité et s’y intéressent. Occupez-vous de vos propres « roots », de vos racines ! Regardez en arrière pour avancer dans le futur ! Merci !
Article traduit de l’allemand par Flore Bossard.