Finalement, c'est donc dans l'eucharistie que l'humanité, associée à la mort et à la résurrection du Christ, participe en lui à la procession de l'Esprit, - reçoit en lui l'Esprit comme le don du Père dans lequel le Fils lui-même est récapitulé dans le Père. Comme elle participe à la procession du Fils en y connaissant, en y reconnaissant le Père, elle y participe à la procession de l'Esprit en s'y livrant elle-même, dans le « sacrifice vivant et raisonnable », au Père par le Fils. C'est ainsi que la mission de l'Esprit couronne celle du Fils et que l'apostolat du Fils et de nous-mêmes trouve sa fin dans le retour au Père qui en était et en demeure l'unique principe.
Comme l'âme du prêtre doit être une âme toute pénétrée de la Parole divine et pressée de la répandre sur la terre, elle doit être une âme eucharistique : soulevée vers le Père dans l'élan sacrificiel de la doxologie et pressée d'attirer avec elle, vers le Père, dans le Christ de la Croix et de l'ascension, toute la terre.
On peut dire que la nouvelle création, c'est la création d'une humanité, d’un monde eucharistique. Le Christ s'est livré à la Croix dans la parfaite eucharistie, et il étend sur nous, sur le monde entier, la vertu de sa Croix en nous faisant entrer dans son eucharistie. C'est donc l'eucharistie seule qui livre le sens de la Croix. C'est en elle que l'œuvre rédemptrice se découvre comme la réparation de la création blessée à mort, et son achèvement dans la descente de l'Esprit. Le crucifié, à la gloire du Père, est fait « Esprit vivifiant », et, crucifiés avec lui, mais aussi vivifiés en lui, nous glorifions tous, avec lui, en lui, son Père et notre Père, par la puissance de l'Esprit.
Eucharistie et Parole de Dieu sont deux termes qui se répondent et, plus exactement, s'épousent parfaitement. Nous venons de le dire : ce n'est que dans l'eucharistie que la création trouve son achèvement, sa plénitude. Mais la création n’est vraiment comprise que lorsqu'on voit en elle le produit, l'expression de la Parole divine. Et la Parole divine n'est comprise que dans et par cette eucharistie que le Fils seul, en nous tous, pouvait faire remonter vers le Père, dans l'Esprit.
Éternellement la Parole exprime le Père comme Père. C'est-à-dire qu'elle exprime comment « l'abîme de la de déité » dont parle Maître Eckhart est l'abîme de l'amour : de cette « agapè » dont la révélation est la grande révélation de l'Évangile. L'« agapè », la charité divine, est en effet foncièrement paternelle. Elle n'est pas seulement un amour qui donne au lieu de désirer, de convoiter. Elle est l'amour qui donne tout, le don duquel tout procède. Elle est l'amour, mieux encore, qui se donne lui-même. Elle est l'amour de celui qui n'est qu'en se donnant ainsi, dont l’être ne fait qu'un avec ce don.
Mais il ne faut pas concevoir cette générosité sans analogue qui fait comme le fond de l’être de Dieu à la manière d'une impulsion aveugle, qui éclaterait simplement dans une espèce de dispersion, d'éparpillement infini. Ce Dieu dont toute la vie est de donner, de se donner, sait mieux que personne qu'il y a « plus de bonheur à donner qu'à recevoir ». Ainsi est-ce comme intrinsèque à son don lui-même de produire un Fils qui reconnaisse pleinement l'amour dont il est aimé, l'amour qui l’engendre. Justement par ce que, dans le Fils, le Père se donne, s’est tout donné, le Fils, dans l'Esprit du Père, s'abandonne au Père comme le Père se donne à lui, totalement. Le Père ne vit que d'aimer le Fils, mais le don parfait de son amour, c'est que le Fils puisse l'aimer aussi parfaitement en retour qu'il en est lui-même aimé.
Cette réciprocité ne fond nullement, ne résorbe aucunement l'existence du Fils dans celle du Père. Elle est, au contraire, ce qui consacre l'existence du Fils dans sa liberté souveraine : ce qui fait de lui non point un reflet inerte du Père, mais sa vivante image.
C'est dans ce sens que l'« agapè » divine, l'« agapè » paternelle, sans contradiction avec sa pure générosité mais dans la plénitude de celle-ci, peut cependant être qualifiée de désir ou de besoin : désir, besoin de communion, du partage de l'amour. Ce partage n'est parfait, comme partage précisément, que dans la parfaite réciprocité, car Dieu ne se donne tout entier qu'en donnant ce qui fait sa vie, son être : d'aimer comme il aime. C'est ici seulement il n'y a plus de « tien » et de « mien » au sens humain de ces mots, où ils s'opposent et excluent. Et c'est ici le mystère ultime de la Trinité, comme son mystère « fontal », abyssal est celui du Père : c'est le mystère de sa plénitude, qui est proprement le mystère de l'Esprit.
L'Esprit procède du Père, et c'est en sa procession que la paternité divine s'achève et se parfait. Mais il procède dans le Fils, car la paternité, le don paternel n'est parfait que dans la perfection de la filiation, c'est-à-dire l'abandon au Père, la reconnaissance du Père, avec tout ce que ce mot de reconnaissance peut comporter de richesse indicible.
La création n'est qu'une projection dans le fini de cette vie de l'infini. Toutes choses sont produites par la Parole divine, et sont donc comme son expression dans le néant. C'est-à-dire que le fond de leur être est significatif : signe de cet amour dont elles sont comme une révélation substantielle. L'homme est dans le monde comme celui qui doit déchiffrer ces signes, ce vaste signe de l'« agapè », de Dieu, de sa paternité. Il est appelé, pour autant, à participer à la filiation de Celui qui, de toute éternité, connaît le Père comme il en est connu mais il est appelé aussi, dans l'Esprit, non seulement à connaître le Père, mais à ne vivre que d'une vie « reconnaissante ». La perfection de la vie filiale à laquelle il est appelé, reconnaissant toutes choses comme le signe de l'amour paternel et sa propre vie, au confluent de la création entière, comme ce signe par excellence à lui adressé, c'est, dans la consécration de l'Esprit, de se livrer à la perfection de cette reconnaissance dans la plénitude de l'amour filial. C'est, autrement dit, de faire de sa propre vie et de toute la vie du monde à partir de lui en même temps qu'elles sont signes de l'amour paternel, le signe du parfait amour filial. Reconnu dans l'homme comme parole du Père, la création doit devenir dans l'homme adopté dans le Fils, eucharistie, c'est-à-dire glorification, du Père par l'Esprit. C'est-à-dire que toute la vie de l'homme, dominée par la foi au Père dont toutes choses lui parlent et vers qui, au fond de son propre cœur, l'Esprit l’attire, doit être de faire de toutes choses une louange de sa gloire.
Cependant, le péché a été comme l'interruption de ce circuit, de cette vie de Dieu dans sa créature. L'homme s'est refusé à reconnaître Dieu derrière les choses, parce qu'il ne voulait pas les lui rendre dans la louange, mais les accaparer pour soi. Il a, sous la séduction démoniaque, imaginé follement qu'elles seraient plus à lui, qu'il pourrait en user et en jouir divinement, du fait qu'il les garderait pour soi. Il a méconnu, ce faisant, que Dieu lui-même met sa joie proprement divine à ne rien garder ainsi...
D'où la mort, l'arrêt de la vie, qui cesse d'être vie pour avoir voulu se soustraire au don essentiel. Et d'où, aussi, ce paradoxe sauveur , que seule la mort acceptée, dans le monde du péché, pourra nous libérer de cet attachement à la vie égoïstement comprise qui finalement l'étouffe, l'asphyxie en soi-même.
Dans ce monde de l'orgueil, de l'égoïsme, de la désobéissance avide du seul plaisir immédiat, seule l'obéissance douloureuse, le renoncement à soi, l’humiliation volontaire réintroduiront l'eucharistie, la conscience filiale, la vie dans l'Esprit, c'est-à-dire dans l'amour.
Et c'est pourquoi, la nouvelle création, c'est la croix du Christ.
La Croix, dans le monde du péché, et la parfaite expression de la Parole divine à laquelle ce monde s'était rendu sourd. La Croix, dans le monde égoïste, révèle l'amour divin, l'amour du Père, qui ne cherche pas son profit, qui ne cherche même pas le mérite antérieur pour l'aimer : qui aime ce qui ne le mérite aucunement, qui l'aime jusqu'à se perdre pour lui.
Mais la Croix, en même temps, réintroduit en ce monde l'eucharistie : le parfait abandon de l'aimé à l'amour dont il est aimé, le consentement sans réserve à cet amour qui est le don ineffable.
Dans l'acte suprême du Dieu fait homme, auquel tendait toute sa vie terrestre, et que toute parole le divinement inspiré illuminait à l'avance et préparait, Dieu renverse donc le barrage que l'homme avait établi en ce monde face à l'amour qu'il il cherchait. Les cloisonnements se lèvent, tout ce qui était replié s'ouvre à nouveau. Par cette mort enfin, la vie, la seule vie véritable coule à pleins bords.
Mais cet acte de l'homme Dieu, en même temps qu'il est la suprême Parole de Dieu à l'homme, où Dieu parvient enfin à dire aux pécheurs endurcis le dernier mot qu'il avait à lui dire, la Parole qui touche et blesse au vif son cœur de pierre, ce même acte est aussi l'amorce, le principe de la réponse que Dieu, jusque-là vainement, attendait de l'homme depuis le premier jour. Cet acte ou la Parole s'exprime toute est aussi le « oui », l’« amen » de celui qu'elle sollicitait jusque-là sans effet.
Pour l'homme pécheur, dans le monde du péché, le consentement à la Croix est la seule « reconnaissance » effective de l'amour qui le cherchait et qu’il avait contristé. L'épître de saint Paul aux Philippiens dresse devant nos yeux le contraste entre l'humanité adamique, qui s'est refusée à la glorification du Père, qui a voulu saisir comme une rapine l'égalité avec Dieu, et l'humanité nouvelle du nouvel Adam, qui s'est anéantie et comme vidée d'elle-même : se livrant au contraire sans réserve à l'obéissance, l'obéissance de la Croix, pour cela même elle a obtenu, bien mieux qu'Adam ne l’avait rêvé, « le nom qui est au-dessus de tout nom », mais « à la gloire de Dieu le Père... »
Louis Bouyer, Le Sens de la Vie Sacerdotale, Cerf 2008, p. 99-114