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Valse triste et petite musique des sentiments
Publié le 11 novembre 2009 par BoustouneRestituer des sentiments inexprimés, des pensées intimes, saisir le tourbillon d’émotions contradictoires qui peuvent traverser un individu à un instant donné, capter les plus subtils soubresauts de l’âme humaine sont toujours des tâches complexes pour un auteur.
En littérature, il peut prendre le temps de décrire ce que ressentent les personnages, en s’appuyant sur la richesse des mots et en usant, si besoin, de modes grammaticaux différents. Au cinéma, c’est plus ardu. Le rythme narratif est imposé au spectateur et il faut faire passer le « message » en un minimum de temps. Le moyen le plus simple est de se rapprocher de la démarche littéraire, en utilisant également des mots, par l’intermédiaire d’une voix-off qui souligne l’action ou exprime directement les pensées des personnages. Le procédé s’avère cependant assez lourd à l’écran et, mal employé, peut vite rendre un film insupportable. L’autre solution consiste à capter les émotions directement sur les visages des acteurs, mais cela suppose évidemment de s’appuyer sur des interprètes suffisamment expressif et talentueux. Enfin, il est possible de traduire les sentiments par le biais du seul langage cinématographique - les cadrages, les mouvements de caméra, l’emploi de la musique, le montage et la puissance symbolique des images – mais cela exige une réelle maîtrise de la mise en scène, chose hélas assez peu fréquente.
Autant dire qu’en adaptant le roman d’Eric Holder, Mademoiselle Chambon (1), Stéphane Brizé s’est lancé dans une entreprise périlleuse. Cette histoire toute « simple » du coup de foudre entre un homme marié, heureux en ménage, et l’institutrice de son fils, une femme seule en mal d’amour, ne repose en effet que sur des sentiments, sur les bouleversements intérieurs des personnages, sur des regards et des non-dits. Il n’y a quasiment pas d’action à proprement parler, juste des moments d’intimité où les sentiments sont étouffés, peinent à se libérer. Un matériau à priori fort peu cinématographique…
Mais le cinéaste a déjà prouvé par le passé qu’il savait raconter ce genre d’histoire, faite de petites blessures intimes, de frustrations, de résignation. Il a signé Le bleu des villes, jolie histoire d’une femme réalisant soudain qu’elle n’a pas su concrétiser ses rêves et décide d’y remédier, puis Je ne suis pas là pour être aimé, rencontre d’un quinquagénaire taciturne et d’une femme plus jeune qui va bouleverser sa petite vie rangée. Ou encore Entre adultes, une succession de petites saynètes très justes sur l’amour et la sexualité. Autant de films très fins, à la fois aériens et profonds, qui forçaient l’empathie du spectateur avec les protagonistes et faisaient vibrer sa corde sensible.
Puisqu’on parle de corde et que, comme dans les deux premières œuvres citées, la musique a une fonction importante dans Mademoiselle Chambon, servant de catalyseur aux sentiments des personnages, je n’hésiterais pas à comparer Stéphane Brizé à un maître violoniste sachant parfaitement jouer la musique du cœur et de l’âme humaine. Tous les plans sont d’une précision d’orfèvre, savamment minutés, étirés jusqu’à obtenir l’effet voulu sans pour autant provoquer l’ennui. Chaque élément du film participe à une construction cohérente, une partition jouant sur les dissonances et les harmonies, pour bien montrer l’enjeu de la relation qui se noue entre les deux êtres.
A priori, ils n’étaient pas faits pour se rencontrer. Lui, Jean, est un travailleur manuel – un maçon - peu instruit et peu cultivé. Elle, Véronique, est une intellectuelle. Elle forme les esprits de ses jeunes élèves, mais n’est pas spécialement douée pour le bricolage et les tâches physiques. Il vient d’un milieu humble, elle semble venir d’une famille plus bourgeoise. Deux mondes complètement différents... Et pourtant – ou parce que – ils vont être irrésistiblement attirés l’un vers l’autre, emportés par le tourbillon de la passion amoureuse. Sans doute parce que chacun voit en l’autre ce qui manque à sa propre existence.
Jean envie la liberté de la jeune femme, qui est envoyée dans une ville différente à chaque rentrée scolaire, admire sa culture, son aisance à manier les mots ou à tirer des sons harmonieux de son violon. Il aime sa grâce diaphane, sa légèreté. De son côté, Véronique rêve de la stabilité que représente ce père de famille sans histoires, à la vie bien rangée, elle fantasme sur ses mains rugueuses, sa force brute. Elle envie le lien simple, plein de tendresse, que l’homme entretient avec son père, un vieillard déclinant lentement, alors qu’elle ne communique plus avec ses parents que par téléphone, pour fuir leur attitude condescendante à son égard. Elle en a assez d’être en permanence comparée à cette sœur érigée en modèle, son métier valorisant et bien payé, son mari et ses enfants. Chacun nourrit un sentiment de frustration, renferme un vide qu’il cherche à combler et voit en l’autre la possibilité d’y parvenir. Mais rien n’est aussi simple, car si Mademoiselle Chambon est libre et n’a rien à perdre dans cette liaison, Jean doit aussi tenir compte de deux éléments non-négligeables : son fils et sa femme, enceinte de leur deuxième enfant. S’il les abandonnait pour vivre pleinement, égoïstement sa passion pour Véronique, serait-ce un acte de courage ou de lâcheté ? Doit-il obéir au cœur ou à la raison ? L’institutrice n’a pas à effectuer ce choix douloureux, mais elle se pose quand même, elle aussi, des questions éthiques : A-t-elle le droit de briser un couple en apparence heureux et de bouleverser la vie d’un de ses élèves ? Ne vaudrait-il pas mieux fuir loin de ce cas de conscience et essayer de se reconstruire ailleurs ?
Grâce à de petites notes subtiles, habilement glissées par le cinéaste, on devine les tourments des personnages, leurs bouillonnements intérieurs, sans jamais s’écarter du tempo lancinant, douloureux, imprimé au récit, proche d’un adagio ou d’une valse triste (2).
Mais que serait le virtuose sans un instrument adéquat ? En s’entourant de Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain, Stéphane Brizé s’est offert en quelque sorte les Stradivarius des acteurs français. Tous deux possèdent ce talent rare de pouvoir faire passer l’émotion en un seul regard, une simple modification de l’expression du visage et excellent forcément dans ce genre de personnages en proie à des vertiges intérieurs.
Mais il y a mieux : le fait qu’ils aient déjà eu l’occasion de tourner ensemble et surtout d’avoir formé un vrai couple à la ville, avant une rupture chaotique, douloureuse, induit à la fois une relation complice et un sentiment de gêne manifeste qui servent magnifiquement le propos du film. A l’écran, ce mélange d’affection et d’embarras semble traduire la fébrilité des deux personnages, l’attirance profonde de ces deux êtres l’un envers l’autre, mais aussi les réserves qu’il peuvent avoir face à une situation passablement complexe, et la menace d’une souffrance sentimentale, d’une frustration amoureuse.
Cela occasionne des scènes magnifiques, comme celle où Véronique et Jean écoutent un morceau de violon, assis côte-à-côte sur le lit de la jeune femme. Ils ne se parlent pas, mais leurs regards se cherchent, se fuient, à la fois pleins d’espoir et de confusion, jusqu’à ce que l’homme fasse le premier pas en lui prenant la main tendrement, et qu’ils ne cèdent pour la première fois à leur désir mutuel le temps d’un baiser.
Ou cette scène sur le quai de la gare, à mon sens la plus belle séquence d’émotion « ferroviaire » du cinéma français depuis les adieux du couple Geneviève/Guy dans Les parapluies de Cherbourg, une référence…
Ou encore le plan final, somptueux, qui exprime le sentiment du personnage de Vincent Lindon simplement par le choix du cadrage - à travers une fenêtre, qui rappelle les circonstances du rapprochement de Jean et Véronique et qui symbolise aussi, classiquement, un enfermement – par le choix du mouvement de caméra, un lent travelling arrière, et celui de la chanson « Septembre » de Barbara, ritournelle mélancolique sur la fin d’un couple.
Autant de séquences d’une pudeur et d’une délicatesse rares dans un paysage cinématographique régi par l’action démonstrative, le montage survolté et le mouvement permanent…
Et puisque tout est absolument remarquable dans ce très beau film, il faut aussi saluer les prestations des seconds rôles, tous très bien. On savait qu’Aure Atika valait mieux que les rôles de bimbos décérébrées de ses débuts, mais on l’avait rarement vu aussi subtile, dans le registre de la résignation et de la souffrance silencieuse. Et Jean-Marc Thibaut se montre très émouvant dans le rôle du père de Vincent Lindon, vieillard confronté à l’imminence de sa mort, et désemparé au moment de préparer ses propres obsèques.
Evidemment, le rythme du film et les partis-pris radicaux du réalisateur ne plairont pas à tout le monde. Mais Mademoiselle Chambon est indéniablement une œuvre cinématographique de très haute tenue, sublimée par la performance magistrale du duo Kiberlain/Lindon et l’élégance de la mise en scène de Stéphane Brizé, qui confirme qu’il est l’un des cinéastes hexagonaux les plus talentueux. Vous aurez compris que je vous conseille chaudement d’aller découvrir cette œuvre sur grand écran, dans les salles qui auront eu le bon goût et l’intelligence de la programmer. Une des plus agréables surprises de cette fin d’année cinématographique…
Note :
(1) : « Mademoiselle Chambon » d’Eric Holder – éd. J’ai lu
(2) : comme le morceau utilisé pour le film : « Valse triste en C mineur » de Franz von Vecsey (1913)