Délits d’opinion : On observe que les médias s’inspirent de plus en plus d’informations issues de l’opinion (notamment via Internet) afin d’informer. Rupert Murdoch parle même d’une prise de pouvoir par l’opinion publique sur les médias. Qu’en pensez-vous ?
Jérôme Marcadé : Rupert Murdoch va plus loin : il va jusqu’à dire que l’opinion publique a changé de camp. D’ailleurs les médias eux-mêmes en ont conscience : l’Express avait consacré sa une en 2008 à ce « cinquième pouvoir » et la même année le magazine américain Time élisait comme homme de l’année son lecteur : « You ! ». Avec l’avènement du web 2.0, l’internaute est devenu journaliste citoyen. Pour la première fois il peut s’exprimer directement et librement sans passer par l’intermédiaire des médias ou des prescripteurs. Certains sites d’information se sont créés sur ce nouveau modèle comme Rue 89, le Post ou Médiapart. L’ancien directeur du Monde, Jean-Marie Colombani, reprend sur son nouveau site Slate le même principe que Wikipédia, l’encyclopédie rédigée par les internautes eux-mêmes. Il est vrai qu’aujourd’hui avec les nouveaux outils de communication qu’offrent entre autres les nouveaux téléphones portables, le grand public peut témoigner en direct de ce qu’il voit au quotidien. L’exemple récent de la mort de Michael Jackson, dont la nouvelle a d’abord circulé sur Twitter avant d’être reprise dans les médias, l’illustre parfaitement. Les médias traditionnels sont-ils pour autant condamnés à être à la remorque de leurs lecteurs, de leurs auditeurs ou de leurs téléspectateurs ? Je ne le pense pas, car leur vraie valeur ajoutée c’est justement de prendre du recul : de vérifier et de qualifier l’information dans un monde de surinformation et de mettre en perspective l’actualité à une époque où règne la course au scoop. En revanche, ils doivent se nourrir de la perception de l’opinion publique, être à l’écoute de leurs publics et surtout leur donner la parole. Le défi des médias, c’est de s’adapter à ce nouveau type de consommation : l’ère du mass média est terminée, c’est celle du self média qui s’ouvre. Cela revient à produire de l’information de qualité, instantanée et personnalisée. En somme, l’opinion publique est devenue actrice et non plus spectatrice de l’actualité.
Délits d’opinion : Si l’opinion publique a tant évolué, est-il toujours possible de la mesurer avec les mêmes méthodes qu’hier ? Les sondages vous semblent-ils aujourd’hui dépassés ?
Jérôme Marcadé : Le débat sur la pertinence des sondages n’est pas nouveau. Pierre Bourdieu en 1973 affirmait que « l’opinion publique n’existe pas » et donc qu’on ne peut pas la mesurer. La récente campagne présidentielle a été l’occasion de le relancer avec la question de la crédibilité des sondages par Internet. Personnellement, je pense que c’est un faux débat. Après tout l’usage du téléphone dans les années 70 était aussi limité que pourrait l’être aujourd’hui Internet dans certaines catégories de la population. Que dire des restrictions que rencontrent les méthodes traditionnelles de sondages avec la disparition progressive du téléphone fixe (chez les jeunes par exemple) ou l’accès de plus en plus difficile des domiciles avec les accès sécurisés des immeubles et le sentiment croissant d’insécurité. Dans quelques années, Internet sera complètement banalisé tant dans les campagnes (c’est d’ailleurs déjà un moyen de rester connecté avec le monde urbain !) que chez les nouveaux séniors. Toutes les méthodes de sondages ont leurs avantages et leurs inconvénients : Internet et le téléphone offrent la rapidité et seront privilégiés davantage pour des questions d’actualité, le face-à-face permet d’approfondir davantage les opinions et de montrer des supports visuels ou audios.
La vraie question n’est pas tant méthodologique que sociologique. Elle revient à s’interroger sur ce qu’est réellement l’opinion publique. Le sociologue Alfred Sauvy la définit comme « une expression publique d’opinions individuelles ». Les détracteurs des sondages vont jusqu’à parler d’une opinion factice et trompeuse, car elle représente une opinion provoquée, réactive, non spontanée, souvent orientée par les questions posées. Qui plus est, les sondages réuniraient de manière arbitraire ces opinions individuelles, « verbalisées », très conceptuelles qui ne se traduisent pas forcement en actes. En somme, une représentation artificielle et instantanée de la société.
Pour ma part, je pense que le vrai défi des sondeurs aujourd’hui n’est pas tant de savoir s’il s’agit d’une représentation objective de la réalité, mais plutôt de mesurer une opinion de plus en plus interactive et versatile. On l’a vu, l’opinion n’est plus passive mais active, elle entend participer au débat, émettre des idées, s’exprimer directement. Le succès de la « votation citoyenne » sur la privatisation de la Poste, qui a réuni deux millions de Français, en témoigne. Ainsi, l’influence des prescripteurs et des médias a considérablement diminué : aujourd’hui l’opinion du « pair » prime sur celle du « père ». C’est dans ce sens que, ne reposant plus sur une construction sociale structurée, mais sur un univers en constante évolution, elle devient de plus en plus mouvante, et donc de plus en plus difficile à saisir. J’irai jusqu’à parler d’opinion « nomade » en référence au nomadisme de notre société actuelle. Les sondages traditionnels seront alors sans doute dépassés. Reste à inventer une nouvelle forme de sondage plus en phase avec les nouveaux modes de l’expression publique d’aujourd’hui, sur les réseaux sociaux par exemple…
Délits d’opinion : Comment les stratégies de communication ont-elles été impactées par l’émergence de cette opinion publique active et participative ?
Jérôme Marcadé : Les experts en communication s’accordent à dire que les nouvelles stratégies de communication doivent intégrer 50% d’écoute et 50% d’action. Ces mêmes experts partagent tous la même conviction : l’opinion publique est aujourd’hui, plus qu’hier, un marché, qui n’obéit plus aux règles du passé fondées sur la prescription des médias classiques selon un schéma vertical, mais à de nouvelles règles fondées sur le modèle horizontal du web 2.0. Elle exerce toujours autant, et même plus qu’autrefois, une influence sur toute décision prise par une organisation. Un mouvement d’opinion est capable d’accélérer le succès d’une idée ou d’un produit aussi bien que de ralentir ou d’interdire la mise en œuvre d’une décision. Il en est de même pour l’action politique comme en atteste le feuilleton de l’automne sur l’affaire Jean Sarkozy.
L’importance de l’écoute de cette opinion publique prend ici tout son sens, d’autant qu’aujourd’hui avec Internet elle est instantanée et personnalisée. Face à ces nouvelles formes d’opinion plus difficilement identifiables, car de plus en plus versatiles, les organisations sont plus que jamais face un « risque d’opinion ». Communiquer, c’est donc maîtriser ce risque au même titre que le facteur humain, financier ou technique. C’est le nouveau défi des directeurs de la communication : gérer la e’réputation de leur entreprise ou de leur marque. Pour ce faire, de nombreuses sociétés de veille proposent leurs outils pour mesurer le bruit de l’opinion sur Internet tant sur le plan quantitatif que qualitatif. De véritables cartographies sont proposées pour mettre en place des stratégies. Le contrôle de gestion s’est enrichi de nouveaux indicateurs : le tableau de bord de l’opinion !
Pour résumer, nous sommes passés à une vraie co-production de la communication, la « co-mmunication » en quelque sorte.
Délits d’opinion : Une opinion publique plus imprévisible, cela veut aussi dire plus dangereuse… Existe-t-il des moyens pour la maîtriser ou la canaliser ?
Jérôme Marcadé : L’opinion publique est en effet de plus en plus imprévisible. Il suffit pour cela de regarder les courbes en forme de montagnes russes de nos hommes politiques. L’impact du buzz sur Internet en est une illustration presque caricaturale, comme en a fait l’amère expérience le ministre de l’Intérieur récemment. Dans un tout autre domaine, France Télécom, l’un des fleurons de la technologie française, est aujourd’hui considéré comme le mouton noir des entreprises comme le fut en son temps Total face à la marée noire. L’opinion est par définition aléatoire, en ce sens qu’elle répond à des critères qui ne sont pas toujours rationnels. L’opinion est complexe, comme nous l’avons dit précédemment, car elle n’est plus « une ». Elle peut varier d’un sujet à l’autre, revendiquer le droit d’évoluer, de s’exprimer, de participer aux débats. Elle se nourrit non plus seulement des médias mais de plus en plus de la conversation sur le Net. C’est l’expression d’une démocratie participative pour les uns, d’un journalisme citoyen pour les autres.
Il serait illusoire de penser que l’on peut la maîtriser ou la canaliser. En revanche on peut l’anticiper. C’est tout l’art de la détection de ce que les spécialistes appellent l’identification des signaux faibles. Mais cela ne suffit pas. Il faut aujourd’hui l’accompagner si l’on veut avoir une chance d’être entendu et surtout compris. L’opinion publique a ainsi besoin d’un récit, d’une histoire, à laquelle elle participe, comme le fait l’actualité quotidienne. Tout l’enjeu pour une organisation d’aujourd’hui est donc de se « mettre en intrigue, en capacité d’interpellation ». Il ne s’agit plus d’agir sur elle mais avec elle, à l’instar de la blogosphère et des sites communautaires qui d’une certaine manière symbolisent ce nouveau rapport à l’opinion publique.
Délits d’opinion : Vous donnez donc un peu raison à Bourdieu quand il disait que l’opinion publique n’existe pas…
Jérôme Marcadé : En réalité, l’opinion publique n’existe plus dans ses formes anciennes, figées par des sondages instantanés. Elle est en perpétuelle construction, comme une galaxie au sein de l’univers. Elle est devenue une opinion planétaire, une « opinion sans frontières », une opinion « nomade », à l’instar des nouvelles relations humaines et sociales.
Propos recueillis par Frédéric Pennel