D’August Sander, nous connaissons le travail quasi encyclopédique de documentation du peuple allemand dans les années 1920 (Les hommes du XXème siècle) et l’exposition à la Fondation Cartier-Bresson (jusqu’au 20 décembre) comprend plusieurs de ces portraits iconiques : les trois jeunes paysans, la secrétaire à la radio ou l’officier de police aux moustaches flamboyantes. On est heureux de voir ici des tirages orignaux, mais cette présentation des portraits manque, à mon sens, de perspective historique et politique : l’exposition déroule ces portraits les uns après les autres, mais ne les resitue guère dans le contexte de Weimar, de la montée du nazisme, du germanisme historique, de la physiognonomie et du souci scientifique encyclopédique qui animait Sander. Belle collection de portraits, mais rien de plus.
J’ai donc choisi de montrer ici un portrait atypique, non point un de ceux qui composent cet immense corpus documentaire, mais une photographie de Madame Sander en 1911, leurs bébés jumeaux dans les bras. Pourquoi celui-ci m’a-t-il attiré ? Peut-être parce que le fond, un cadre de tableau sans doute romantique, n’est ni neutre, ni parlant, à la différence des autres. Peut-être parce qu’Anna Sander ne pose pas comme un archétype, une personnification de la mère, mais, seule ou presque dans cette galerie, elle existe en tant que personne, avec ses passions et ses émotions. Sans doute parce que le titre en est “Mon épouse entre joie et tristesse” (1911). Sous sa coiffure à la raie bien tracée, son front haut est en effet orné de rides précoces et, les yeux battus, elle a l’air plus accablée que joyeuse. Est-ce dû à sa double maternité ? Des deux bébés en robe blanche à dentelles, l’un dort paisiblement, l’autre a les yeux mi-clos; leurs corps sont comme abandonnés, mous, relâchés, alors que celui de la mère n’est que tension, que projection vers l’avant. Lisant la biographie de Sander, on y apprend que le petit garçon, Helmut, mourra très vite : est-ce celui de droite sur la photo ? Sigrid, la fille, vit-elle encore ?
Mais l’intérêt essentiel de cette exposition est de découvrir un autre Sander, celui de la botanique, des paysages et des fragments, tout un corpus que l’importance des portraits avait quelque peu éclipsé. Ce sont souvent des photographies plus tardives, datant des années 1930, quand le pouvoir nazi, pourtant lui aussi fasciné par la typologie du peuple allemand, le contraint à renoncer plus ou moins à son travail sur les hommes du XXème siècle; c’est une inscription de l’histoire en creux dans son travail qui semble ainsi transparaître ici. Sander est un photographe de la Nouvelle Objectivité : des lignes claires, des motifs purs, une grande géométrisation des paysages. Dans ce Pont d’autoroute à Neandertal (vers 1938), une grille de composition s’installe entre les minces arbres verticaux, les limites nettes des champs en oblique descendante et la ligne ascendante de la chaussée de l’autoroute : c’est une irruption de la modernité, non point brutale, mais cohérente, presque un hymne au progrès que Sander photographie ici.
Mais sous ces dehors de géomètre, Sander est aussi un grand romantique. L’exposition montre son autoportrait dans un paysage montagneux (Siebengebirge), à la Caspar David Friedrich et certains de ses paysages montrent des masses tumultueuses de nuages au dessus d’un miroir aquatique, comme si l’oeil de Sander avait soudain saisi l’émotion un peu irréelle du paysage romantique (Le Rhin près du rocher d’Eperler Ley, années 1930). La Lorelei n’est pas loin, et les mythes lyriques germaniques non plus.
Plus que les photos de botanique (dont un bel autochrome), qui évoquent beaucoup Bloßfeldt, mais sont le plus souvent in situ, c’est une série de sept mains qui a retenu mon attention. Simplement des mains, parfois avec bague, bracelet ou lunettes qu’on triture nerveusement, photographiées sur un fond d’étoffes sombres. Même si elles indiquent encore l’origine, la position sociale (ici Mains d’un travailleur occasionnel, vers 1930), ces photographies transcendent cette typologie et deviennent des compositions en elles-mêmes, des objets autonomes, des formes pures au delà du réel.
A ma connaissance, aucune de ces photographies n’est dans la fascinante collection Buhl, consacrée aux mains, laquelle n’a, je crois, de Sander, qu’un étonnant Photogramme publicitaire pour un fabricant de verres (1932), où la main n’est plus qu’une silhouette inversée, blanchie, une empreinte mortuaire (cette photo n’est pas dans l’exposition).
Tout aussi étrange est cette photographie d’un Épiderme (vers 1925), composition quasi abstraite qui pourrait aussi bien être un sous-bois ou un tissu; on devine des plis en haut et à droite, mais le reste n’est qu’un paysage criblé de petits points noirs que rien ne permet d’identifier. C’est une image qui ne serait pas reconnaissable, identifiable sans son cartel, c’est un monstre photographique, une incursion du surréalisme dans la nouvelle objectivité. Mais c’est aussi la propre peau de Sander que nous voyons là, dans cet autoportrait analytique et désespérant.
Le catalogue est disponible chez Dessin Original à 37.81 euros. Photos © Die Photographische Sammlung / SK Stiftung Kultur August Sander Archiv Cologne & ADAGP. Les reproductions seront retirées du blog à la fin de l’exposition.